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qu’on y vend de l’eau-de-vie de cannes, des bananes frites, et peut-être du porc salé ; mais le trou béant de cette espèce de cave et l’odeur qui s’en exhale feraient fuir un Hottentot ou un Cosaque. Une rue unique, pompeusement appelée la Grande-Rue, aboutit à une place toute ravinée d’ornières, où les mules et les chars à bœufs déchargent caisses et ballots sur le quai même du chemin de fer.

C’est là que je devais descendre et trouver le guide envoyé à ma rencontre pour me conduire à Las Cañas. Comment le reconnaître dans la foule confuse qui se presse sous le hangar de la station ? Des marchands de fruits, de gâteaux, de salaisons, ont établi là leurs échoppes, et proposent leur marchandise à tout venant. Des portefaix nègres, grands gaillards athlétiques aux jambes nues, vêtus de caleçons de toile et de chemises débraillées qui laissent voir leurs poitrines musculeuses, se promènent en fumant leurs cigares et m’importunent de leurs offres de service. Quelques-uns, bottés, éperonnés, le fouet à la main, sont des esclaves de bonne maison qui attendent leurs maîtres, en se pavanant dans leurs vestes galonnées. J’errais, ma valise à la main, interrogeant tous les visages et méditant par quelle phrase d’espagnol je viendrais à bout de me faire entendre, quand mes yeux tombèrent sur un gros garçon joufflu coiffé d’un grand chapeau de paille, qui se tenait les bras ballans, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, avec une expression d’embarras comique sur sa bonne face noire. Je fis un effort d’éloquence, et je prononçai le nom de « Las Cañas. — Las Cañas, si señor, » me répondit-il d’une voix nasale et joyeuse en me faisant un large sourire et un salut profond ; puis il s’empara de ma valise, me pria de le suivre et me conduisit sur la place.

Elle était pleine de chevaux et de mules, sellés ou bâtés, prêts à recevoir leur charge, attachés en rang tout le long des maisons. Quelques attelages de bœufs ruminaient sous le joug ; deux volantes attelées avec élégance attendaient sans doute quelques señoras des plantations voisines. Mon écuyer me présente un cheval gris harnaché d’une selle anglaise ; lui-même enfourche un bidet sellé d’un bât de mule, saisit ma valise, la pose sur le cou de sa monture, lui pique le ventre de l’unique éperon bouclé à sa jambe nue, et nous partons au grand galop.

Il était environ dix heures, et le soleil, déjà brûlant, dardait d’aplomb sur nos têtes. Nous suivions des chemins sans ombre et tellement raboteux que je ne pouvais me rendre compte de l’allure douce et facile avec laquelle nos chevaux franchissaient les troua et les pierres qui leur barraient le passage. Sur des chevaux d’Europe, cette course rapide sous un ciel embrasé eût été le plus fatigant des exercices ; mais ceux que nous montions ont une manière