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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/636

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curieuse d’allonger leur allure et de trotter rapidement par les plus mauvais chemins, sans imprimer la moindre secousse au cavalier. Je cheminais en mangeant des oranges et en essayant de causer avec mon guide. Celui-ci malheureusement avait l’oreille dure et restait la bouche béante à mes moindres fautes de prononciation ; quand par hasard il m’avait compris, il me souriait finement et me corrigeait d’un air protecteur. Nous échangeâmes d’abord quelques réflexions profondes sur la chaleur et le temps ; je lui demandai à quelle distance nous étions de Las Cañas, il me répliqua en me demandant l’heure, et quand je la lui eus dite, nous retombâmes dans le silence, ayant sans doute épuisé tout ce que nous avions d’idées communes. Je pus à loisir considérer le pays que nous traversions, suivant les rudes chemins tracés le long des haies par le passage des chars à bœufs : c’était toujours une plaine fertile semée de quelques bouquets de palmiers gigantesques. Çà et là, une allée de faux cèdres, grands arbres biscornus aux longues branches et au feuillage rare, indiquait l’entrée d’une ferme ou d’une plantation. Une fois nous aperçûmes les toits rouges et le petit clocher blanc d’un village ; du reste pas un verger, pas une chaumière, pas un de ces hameaux rustiques qui rendent si hospitalier l’aspect de nos campagnes. Quelquefois nous dépassions un chariot massif traîné péniblement par deux ou trois paires de bœufs ; un nègre, debout sur la lourde machine, piquait son attelage nonchalant. Je vis avec surprise que les bœufs de devant tiraient au bout d’un gros câble d’au moins vingt pieds de long, ce qui donnait à l’attelage une étendue démesurée. On m’expliqua que cette disposition singulière était fort utile dans la saison des pluies, quand tous les chemins se changent en fondrières, et que les chariots courent le risque de rester plusieurs mois embourbés : alors, si la moitié de l’attelage s’enfonce dans la boue, l’autre moitié peut chercher à distance un terrain solide et l’aider à se tirer du mauvais pas.

Ce qui m’amusait le plus, c’était la figure grotesque de mon compagnon, galopant à l’avant-garde sur son bidet sauvage qu’il conduisait avec un simple licou. Il appuyait ses pieds chaussés de vieilles savates sur deux morceaux de corde pendus en guise d’étriers, si courts qu’il avait les jambes repliées et qu’il semblait accroupi plutôt qu’assis sur sa selle. Il allait ainsi, juché comme un singe ou comme un chien savant, retenant ma valise des genoux et des coudes, et talonnant sa bête avec ardeur. Tout à coup il se retourne et m’annonce que nous venons d’entrer sur le territoire de la plantation de Las Cañas. Nous cheminions entre deux bois impénétrables, dans une prairie parsemée de buissons et de grands arbres majestueux, où hennissaient à notre approche des chevaux en