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troupeau de bœufs sur la pente, où chaque croupe brune semblait marcher dans une auréole. Ce n’est rien que d’avoir vu les Belly, les Turner, les Claude Lorrain, pour se figurer tant de calme et de splendeur. La Suisse, l’Italie même sont brumeuses et pâles. Il semble qu’il y ait folie à vouloir fixer dans la matière ces magnificences impalpables du plus fugitif des élémens.

Tout à coup le soleil cessa d’éclairer la vallée ; il venait de s’abaisser derrière la montagne. La terre aussitôt s’enveloppa d’une ombre diaphane, les montagnes se teignirent d’un lilas doux et velouté d’une fraîcheur exquise ; elles s’assombrissaient à vue d’œil et se confondaient en une masse obscure devant l’horizon resplendissant. Le ciel encore enflammé se diaprait comme une eau dormante : c’étaient des zones nuancées d’aurore, de rose tendre, de bleu nacré d’argent, mariées et fondues comme les couleurs d’un arc-en-ciel qui s’efface. Encore une minute et l’azur céleste a changé de nuance, d’argenté et limpide devenu opaque et sombre. Cependant nous avons couru sur la Cumbre jusqu’à la plantation de Vittoria, jolie maison blanche nichée dans un bosquet choisi, en face du plus admirable panorama de la vallée. Nous revenons alors sur nos pas ; à gauche, la mer s’obscurcit, et ses contours deviennent vaporeux et vagues comme si une brume blanche enveloppait l’horizon. Il fait déjà nuit noire quand nous redescendons le chemin rocailleux où les secousses brutales de notre carriole déracinent presque de ses jambes le pauvre petit cheval attelé au bout de l’immense brancard. Notre poids tout entier pèse sur lui seul, tandis que son camarade le porteur se prélasse légèrement, d’une tête en avance sur le timonier. — Voici de nouveau Matanzas, ses maisons basses, ses fenêtres toujours ouvertes et les captives qui prennent l’air du soir entre les barreaux de leur cage.

Telle fut ma première promenade à la Cumbre ; mais combien ne me parut-elle pas plus belle le jour où je montai seul à cheval, sans compagnon, sans guide, pour y passer en liberté le temps qui plairait à ma fantaisie ! Je crois que c’est la vraie manière de voyager pour voir et aimer le pays, sans l’importunité bruyante des cicérones et des camarades inconnus…

8 mars.

J’avais laissé ma phrase interrompue, et voilà tout justement que j’en trouve en rentrant chez moi la vivante application. J’ouvre la porte, j’entends un grognement : « vous êtes mon compagnon de chambre, monsieur ? » Tandis que je me promenais avec le marquis de M…, une connaissance nouvelle et malheureusement trop tardive, le señor don Luis Isidoro Guano, prenant sans doute en