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avons besoin de prudence et de force, nous courons nous retremper dans le simple, l’utile et le vrai. Devant les soudaines rigueurs de ce réveil et sous les clartés du grand jour, toutes les délicatesses corruptrices que favorisent l’ombre et l’oisiveté disparaissent. Nous demandons brusquement et vivement à l’histoire de nous donner ce qu’elle nous promet, des conseils, et d’être ce qu’elle doit être, l’école d’aujourd’hui ouverte par l’expérience d’hier. Selon nous, c’est dans cette humeur sérieuse que le public de 1866 aborde et consulte l’histoire du règne de Louis XV, de ce règne si fatal à la grandeur politique de la France, et dont les fautes sont un perpétuel enseignement. Or ces dispositions exigeantes et ces tendances pratiques sont-elles ou non favorables au genre historique créé par M. Michelet ?

Nul historien ne s’est plus manifestement écarté de l’idéal sévère et de la ligne droite. Nul n’a plus fièrement nargué la règle et ne s’est porté d’un élan plus spontané et plus résolu vers l’exception. M. Michelet, c’est le caprice incarné dans la science. Plus il avance, plus il va se singularisant. L’âge d’ordinaire apaise les talens et les discipline ; ici, le progrès se fait en sens contraire : l’écrivain, ferme dans ses voies séparées, enthousiaste dans l’aventure, s’y enfonce avec une foi sûre d’elle-même, avec une sorte de constance exaltée. C’est un hérétique que gagne de jour en jour l’illuminisme. Plus que jamais il va du général au particulier, du sens commun au sentiment individuel, ramenant tout à soi, avec un effort de plus en plus visible pour plier l’histoire à sa volonté, l’ajuster à sa mesure, et réduire le genre aux proportions de la personne. Il en fait une science étroitement subjective où l’humaine nature de l’historien se met et se verse tout entière, où elle habite, où elle pense, où elle aime, où elle prend son divertissement, installe ses habitudes, déploie son humeur : le récit est devenu chez lui une effusion lyrique en prose, où coule à pleins bords une opulente et bizarre individualité. L’évolution de son talent est un phénomène complexe ; deux effets très divers d’apparence s’y produisent. A mesure que les années s’accumulent et que la maturité, si vaillante qu’elle soit, accuse d’inévitables rides, il y a en lui quelque chose qui croît et reverdit. Il y a une sève qui monte, un je ne sais quoi d’envahissant qui se donne licence et carrière : c’est la fantaisie personnelle, le caprice et comme l’égoïsme pétulant qui est au fond de ce merveilleux esprit ; c’est le genius loci, le démon familier, la monade humoriste et artiste qui s’émancipe progressivement et se dilate, qui se dégage de tout accessoire, de tout ce qui est loi, usage, style, convenances, qui s’écoute de plus en plus et se rit à elle-même, qui s’égaie et s’épanouit sur ce penchant de l’âge et le couvre