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humilie tout. Un instinct l’avertit de la présence d’une force rivale et le met en garde. Il cherche à conserver en plein règne de la banalité savante la fleur intacte de son originalité ; dans les trésors ouverts à tous, il prend ce qui lui plaît, il se fait un lot à part, une science qui ne peut être qu’à lui ; il bâtit son monument avec des matériaux de son choix ; il se ménage le luxe d’un palais, la fantaisie d’un Alhambra parmi les solides et géométriques constructions de l’histoire moderne. Voilà dans quelles conditions et avec quelles habitudes d’esprit M. Michelet, s’avançant d’un pas intrépide vers le couronnement de son œuvre et le faîte du grand siècle, entame aujourd’hui l’époque de Louis XV.

Même à ne considérer que la politique étrangère, cette époque est critique et décisive. C’est l’un de ces momens où l’irréparable s’accomplit, où les destinées se fixent pour un temps indéterminé, où s’attachent au cœur des peuples imprévoyans les longs repentirs. Tout grandit en Europe excepté nous, et cette élévation, que nous n’avons pas su ou voulu empêcher, nous abaisse. L’Angleterre nous ferme l’Amérique et les Indes, les mondes de l’avenir. Sur le champ clos de l’ancien continent, la Russie, géant inconnu à Louis XIV, s’agite, informe encore, dans son chaos, et à ses premiers ébranlemens on peut juger de quel bras elle secouera un jour le vieil équilibre. La Prusse, clairvoyante et décidée dans l’irrésolution universelle, jette par la main du génie les fondemens de la puissance dont nous contemplons aujourd’hui d’un œil philosophique les accroissemens calculés. L’Espagne, notre alliée, roule sur la pente où ses superstitions et son oisiveté l’ont placée. L’Autriche, amoindrie et déchue, combat désormais non pour la domination, mais pour l’existence, et elle le fait avec une ténacité pleine de ressources qui n’a d’égale que la rapide défaillance où elle s’est naguère évanouie sous nos yeux. Dans ces remaniemens de la carte, ceux qui étaient les maîtres hier sont aujourd’hui des égaux à peine. Pour nous, nous offrons ce douloureux spectacle d’une nation intelligente et énergique qui comprend tout et ne peut rien, qui en est réduite à attendre l’initiative incertaine, intempestive de ceux qui la gouvernent et à rougir des hontes dont ils l’abreuvent, qui se tourmente dans sa force captive et son bon sens inutile, qui se porte en masse vers des conseils d’opposition et de révolte à l’instigation d’un patriotisme ulcéré. Nous subissons dans son ironie la plus amère ce jeu dû hasard qui place la pensée dirigeante d’un grand peuple tantôt dans le cerveau d’un homme médiocre, tantôt dans une tête de génie, et qui annule un royaume par la nullité d’un roi. Tout ce qui part de l’ardeur inventive de la nation dans le peu de liberté disputée qu’on lui laisse est impétueux, hardi, fécond, marqué du