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signe de la propagande et de la conquête ; l’idée ressaisit l’empire échappé à la politique. Une suprématie nous reste pour nous consoler de nos armes humiliées, suprématie d’influence morale et de génie, plus noble que l’autre, je le veux bien, mais qui, malgré sa noblesse, ne suffit pas à remplir l’âme et l’orgueil légitime de la France. Du pouvoir il ne sort qu’impéritie, insouciance, déshonneur et trahison. L’histoire du règne est dans ce double contraste : une Europe si ambitieuse et une politique française si modeste, un peuple si vaillant et un gouvernement si caduc. Voilà le caractère du siècle ; comment M. Michelet l’a-t-il exprimé ?


I

Toute histoire, et plus que toute autre celle du règne de Louis XV, embrasse trois principaux objets : les mœurs, les idées, les intérêts politiques. De ces trois parties, M. Michelet, comme on s’y attend, a largement traité la première, ce qui n’est pas un mal, et il a subordonné et sacrifié les deux autres, ce qui est un grave défaut. Avouons que cette occasion, que ce régal d’histoire naturelle et d’études physiologiques, offerts à l’auteur par son sujet, étaient bien faits pour le séduire. Peut-on s’étonner qu’il ait couru avidement à cette amorce ? Dans son tort, M. Michelet a un mérite ou une excuse : il est conséquent, il obéit à l’instinct de sa nature, à la loi de son esprit. Ne sait-on pas, n’avons-nous pas dit que ses livres sont avant tout les mémoires de son humeur et de sa pensée, et comme les impressions de son voyage érudit à travers les siècles ? Or avec ce penchant à individualiser l’universel, à voir tout en soi, somme Mallebranche voyait tout en Dieu, à se faire centre et foyer dans l’immensité agitée des choses humaines, on est invinciblement porté à rechercher de préférence parmi les élémens compliqués des grandes masses historiques le jeu des causes personnelles, l’action précise des individualités. Sous l’homme public on démasque l’homme privé, et dans l’homme privé, en suivant la même pente, on descend aux particularités intimes, on envahit le seuil réservé, le mystère défendu. Je ne dis pas que le calcul n’intervienne point à son heure pour diriger ou exagérer ce premier mouvement ; mais l’allure principale est aussi spontanée qu’elle est logique. En ce peu de mots, vous avez le secret de sa méthode, procédés, choix des sources et résultats.

Il s’établit donc en ces profondeurs de la nature humaine, sur les confins de la physiologie et de la psychologie, à ce point douteux où l’animalité et la spiritualité se touchent ; il y place son observatoire et sa cellule, il fait flamboyer dans ces ténèbres