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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/681

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désintéresse moins qu’il ne semble des fautes de son gouvernement et des revers de la nation. Il suit d’un œil morne l’échiquier de la politique étrangère. Ce reste de souci élevé, qui survit et surnage dans le misérable abîme où Louis XV se noie de plus en plus, produit dans ce reste de roi des effets singuliers. Il se sait mal servi, il est mécontent de l’allure générale des affaires, mais il n’a pas la force d’imposer une idée, une volonté qui soit à lui. Que fait-il ? Il cède en apparence, et il se venge en conspirant contre ses propres ministres. Caractère pusillanime, il se réfugie dans la duplicité, il se réserve comme une souveraine prérogative le département de l’espionnage, il a sa politique personnelle, ses moyens particuliers, ses affidés ; il se dérobe et s’embrouille dans un réseau de voies tortueuses et ténébreuses ; il a organisé tout un système de galeries souterraines qui aboutissent aux cabinets européens et qui éventent par des contre-temps la politique officielle. C’est là qu’il fait le roi. C’est par ces astuces et ces manèges que le successeur de Louis XIV intervient dans le règlement des plus graves intérêts de son temps ; c’est par ce canal qu’il y met la main. L’entretien de cette agence lui coûte dix mille livres par mois ; il y subvient avec les bénéfices de sa spéculation sur les grains, avec des lots gagnés et des dividendes réalisés. L’agio paie la délation. Il tremble d’être découvert ; il l’est à la fin, ce double jeu honteux est percé à jour. Châtié par la risée de l’Europe, le roi conspirateur n’a pas le courage de sauver ses complices de l’exil ou de la prison. Voilà où en est venu cet absolu pouvoir que Louis XV personnifie. Un despote qui peut briser les instrumens de son règne et qui aime mieux leur faire opposition dans l’ombre ! L’homme en qui l’état monarchique est incarné se dépouillant de ce caractère presque surhumain, et sortant de sa nature d’exception pour organiser comme un particulier factieux une société secrète de politique étrangère contre l’état[1] ! La conclusion de tout ceci, c’est qu’il faut bien distinguer les époques dans l’histoire de Louis XV et ne pas les envelopper dans la rigueur confuse d’un blâme général. Qu’on l’applique aux événemens ou qu’on l’applique aux personnes, la condamnation en masse ne saurait être un jugement.

Nous connaissons le duc de Noailles par ses lettres, et le comte de Saxe par le portrait qu’en a tracé ici même M. Saint-René Taillandier[2] avec cette précision vivante dans les détails et cette largeur d’exposition qu’on n’a certes pas oubliées. Vers le milieu du règne, entre les langueurs du commencement et les tristesses de la fin, ces deux hommes, d’un mérite si différent, secondèrent

  1. Correspondance secrète inédite de Louis XV, par M. E. Boutaric.
  2. Voyez les numéros des 1er mai, 1er juin, 1er juillet, 1er août et 15 octobre 1864.