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principe il tire cette conséquence : « que l’homme de génie ne doit être que l’organe de tous et non une personne privilégiée ayant des pensées particulières, » que « c’est celui qui dit ce que tout le monde sait, » qu’il n’est que « l’écho intelligent de la foule. » Il croit pouvoir affirmer que c’est là surtout le caractère du génie en France, et c’est la raison pour laquelle il préfère notre littérature à celle de tous les autres pays, même à la littérature grecque, « qui a fait trop de part à la vaine curiosité et aux spéculations oiseuses, » c’est-à-dire qui a produit Platon et Aristote, et qui a eu le tort « d’être plus favorable à la liberté qu’à la discipline. »

Voilà la seconde théorie de M. Nisard, et par l’exposition seule que nous venons d’en faire on voit à quel point elle diffère de la première : quelques observations rendront cette différence tout à fait visible.

La raison n’est pas la discipline, et la discipline n’est pas la raison. Souvent il est très raisonnable d’échapper à la discipline, parce que telle discipline peut ne pas être raisonnable. Lorsque Molière se moquait de la médecine de son temps, lorsque Boileau raillait l’arrêt du parlement de Paris sur la philosophie d’Aristote, lorsque Descartes écrivait le Discours de la méthode, tous se révoltaient contre la discipline au nom de la raison. Ils attaquaient, direz-vous, la fausse discipline, la fausse autorité ; ils y substituaient la vraie. Il y a donc une vraie et une fausse discipline, et qui juge entre elles ? C’est la raison. Ainsi la raison juge de la discipline : elle lui est donc supérieure et ne se confond pas avec elle. Il y a plus : parmi les règles de la nouvelle discipline cartésienne, quelle est la première ? C’est celle qui recommande et même ordonne l’examen, c’est-à-dire le libre exercice du jugement. Voilà donc la raison qui proclame la liberté. Elle n’est donc pas la prépondérance de la discipline sur la liberté.

Par une autre traduction du même genre, M. Nisard confond souvent la raison et la tradition ; ce sont encore deux choses très différentes. La raison se compose de toutes les vérités, les unes anciennes, les autres nouvelles, les unes transmises, les autres découvertes ; mais la tradition n’est autre chose que l’ensemble des vérités transmises, quelquefois même des préjugés. Elle n’est donc pas toute la raison. J’accorde qu’il ne faut pas, en littérature ni en philosophie, sacrifier les vérités acquises aux vérités à découvrir : là est la part de la tradition ; toutefois il ne faut pas tarir la source des vérités nouvelles, car là est l’origine de la tradition future. Si personne n’avait jamais rien inventé, il n’y aurait pas de tradition. J’ajoute que la tradition n’est pas la même chose que la discipline : il peut très bien y avoir une discipline nouvelle, sans relation avec