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le passé ; elle n’aurait pas de tradition. C’est là un des caractères de l’esprit français ; tout s’y fait par coup d’état. En littérature, tout commence à priori. Ce sont des codes, des préambules, des préfaces. Rien n’est moins traditionnel.

Je ne puis non plus sacrifier, comme le demande M. Nisard, le sens propre au sens commun, la raison individuelle à la raison générale, car d’où vient le sens commun, si ce n’est de la réunion de tous les sens individuels qui ont successivement contribué à le former ? L’homme de génie, dites-vous, n’est que l’écho de la foule ; mais cette foule elle-même, je le demande, où a-t-elle pris cette somme générale de vérité et de raison que l’écrivain supérieur viendrait à son tour exprimer ? N’est-ce pas par le travail d’un grand nombre de raisons individuelles, qui ont cherché chacune le vrai à leurs risques et périls et ont mêlé peut-être beaucoup d’erreurs à quelques vérités ? Les erreurs ont disparu, les vérités ont surnagé, et de cette somme de vérités générales chaque jour verra se former la raison générale, le sens commun. Ce que vous appelez d’ailleurs la raison est une pure abstraction ; ce qui existe réellement, c’est ma raison, votre raison, la raison de Pierre ou de Paul. Chacune de ces raisons cherche à apercevoir une parcelle de vérité, et si cette somme de vérités augmente, c’est à la condition qu’il y ait de ces chercheurs que vous appelez des chimériques ou des utopistes, qui ne trouvent pas toujours ce qu’ils cherchent et trouvent ce qu’ils ne cherchent pas. Christophe Colomb croyait avoir découvert les côtes de l’Asie : il a, sans le savoir, découvert l’Amérique ; est-ce un utopiste ?

Je prendrai, pour éclaircir ma pensée, un exemple emprunté à l’histoire religieuse, mais que l’on me permettra de considérer sous un point de vue tout profane et tout littéraire. De quoi se compose la raison de Bossuet suivant M. Nisard, et ce grand bon sens qu’il admire à si juste titre ? Il nous le dit : de deux ordres de vérités empruntées les unes à l’antiquité classique, les autres à l’antiquité chrétienne. Eh bien ! représentez-vous un instant la raison antique, cette mâle et solide raison, telle que l’avaient faite Platon, Démosthènes et Cicéron. Représentez-vous le sens commun de l’antiquité dans quelqu’un de ses plus solides et de ses plus ingénieux représentans, et mettez entre les mains de cet excellent esprit l’un de ces écrits fugitifs, rapides, concis et obscurs, que l’apôtre enflammé d’une secte nouvelle envoyait alors à ses frères dispersés ; en un mot, donnez à lire à Quintilien ou à Pline le jeune les épitres de saint Paul : ou je me trompe fort, ou ces étranges écrits, si éloquens pour nous malgré le mystère dont ils sont voilés, paraîtront au philosophe et au rhéteur antiques des prodiges de folie. Et