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ressortir cette différence. L’un obéit à son humeur, l’autre à sa raison ; mais remarquez bien que c’est à sa raison qu’il obéit et non à la raison commune. Et d’ailleurs cet amour du spéculatif, cet isolement de toute société, ce retranchement des intérêts et des sentimens humains, tout cela n’est-ce pas aussi une sorte d’humeur, une manière d’être individuelle ? Personne n’a jamais été moins dans la règle commune que Descartes : ni sa personne, ni sa pensée, ne sont les expressions du sens commun. En un mot, si Bossuet est l’idéal du vrai, il faut que Descartes soit l’idéal du faux, car l’un est le contraire de l’autre : l’un représente le sens propre, l’autre le sens commun ; l’un la liberté, l’autre l’autorité ; l’un les droits, l’autre les limites de la pensée.

Pascal est encore un de ces écrivains que M. Nisard aime, admire, juge en perfection, et qui néanmoins se concilient très difficilement avec son principe de la discipline et du sens commun. Est-il au monde une manière de penser plus personnelle, plus individuelle que celle de Pascal ? Et cette fois il ne s’agit pas d’une raison pure et tout abstraite comme celle de Descartes, il s’agit d’une raison mêlée à l’humeur, à la passion, à tout ce qui fait l’éloquence. A-t-on jamais, je le demande, conçu la religion de cette façon et sous cette forme étrange et audacieuse ? Je ne parle pas des Provinciales où Pascal, avant Voltaire, a soumis la théologie au bon sens ; je parle des Pensées. Or M. Nisard admire les Pensées autant que qui que ce soit, et ce grand sujet, qui a inspiré les écrivains les plus illustres de notre siècle, Chateaubriand, M. Cousin, M. Villemain, M. Sainte-Beuve, a inspiré également à M. Nisard quelques-unes de ses pages les plus fortes et les plus vivement senties. Eh bien ! il me semble que, s’il était rigoureusement conséquent, M. Nisard devrait avoir le courage de sacrifier Pascal, comme il a fait de Fénelon, à la règle de la discipline. Ou bien il faut reconnaître qu’il y a un genre de beautés dont l’ordre et la règle ne sont pas le principe, ou il faut condamner les Pensées de Pascal comme une œuvre déréglée où quelques beautés sublimes ne compensent pas le dangereux exemple d’une raison fière et solitaire, qui dans l’obéissance même a tous les caractères de la révolte, et tout en se soumettant ne veut se soumettre qu’à sa manière et ne servir que comme un roi vaincu. Je trouve donc dans l’admiration même, si bien motivée, de M. Nisard pour Descartes et Pascal un démenti donné à sa théorie de la discipline et à son goût de la règle. Ici l’une de ses deux théories est mise en échec par l’autre, son goût naturel, si sûr et si droit, s’est affranchi du joug de ses propres principes, ou du moins de l’un d’entre eux.

C’est encore à l’aide du principe des vérités générales que M.