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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/698

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Nisard a défendu et relevé avec courage et le plus ferme bon sens le génie un instant dédaigné de nos grands poètes classiques. Quelques personnes, dupes encore des préjugés d’un autre temps, lui en feraient volontiers un reproche. Pour moi, je l’en loue de tout mon cœur, car vraiment n’était-ce pas une chose triste de voir, comme on l’a vu il y a trente ans, un grand pays se dépouiller de gaîté de cœur de toutes ses admirations et de toutes ses gloires, et les sacrifier à des dieux étrangers ? Que dirait-on si l’on voyait aujourd’hui l’Italie répudier avec mépris Raphaël, Léonard de Vinci, le Guide, le Corrège, pardonner à peine à Michel-Ange en faveur de ses défauts et n’avoir d’enthousiasme que pour les peintres du nord, Rubens, Van Dyck et Rembrandt ? Tel fut cependant le spectacle que donna la France il y a une trentaine d’années : elle jouait sur des promesses incertaines et sur l’espérance de chefs-d’œuvre futurs non encore éclos tout son passé littéraire et cette gloire même que l’Europe entière avait consacrée. M. Nisard a relevé le drapeau de notre poésie classique, et il a bien fait. C’est une des choses dont le goût public doit lui savoir le plus de gré ; mais ici encore je ferai quelques réserves, et si j’admire ces poètes, c’est à titre de poètes vrais et non de poètes disciplinés, M. Nisard d’ailleurs les défend par le premier de ces motifs beaucoup plus que par le second.

C’est surtout sur la poésie tragique que le débat entre les deux écoles avait été vif et prolongé, et voici la théorie qui s’était peu à peu formée et répandue. Le théâtre tragique du XVIIe siècle, disait-on, est un théâtre artificiel, froide imitation de l’antiquité, et qui recouvre d’un vernis de cour et d’une pompe de convention les fables et les histoires d’un autre âge. Cette théorie une fois admise, on accordait que Racine et surtout Corneille ne manquaient pas de génie, mais que ce génie avait été enchaîné et gâté par un faux système. La conséquence assez claire de ces principes, c’est que la France n’avait pas de théâtre, pas plus que d’épopée. Voici au contraire la théorie solide et profonde que je recueille, en la développant, dans les analyses et les observations de M. Nisard sur Corneille et Racine.

Rien n’est plus inexact que de représenter le théâtre français comme une imitation du théâtre grec. Les ressemblances sont beaucoup plus apparentes que réelles. L’objet de la tragédie en Grèce, Aristote nous l’a dit, c’est d’exciter la terreur et la pitié. Prométhée, Œdipe, Oreste, Hécube, Electre, sont tous des personnages ou touchans ou terribles, en qui se manifestent les fureurs ou les cruautés du destin. Ajoutez à ce premier caractère que ce théâtre est à la fois religieux et national : ce sont des légendes sacrées et toutes grecques, mais touchantes et effroyables, que le génie d’un