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littérairement son plus beau titre de gloire ; mais a-t-il eu la moindre influence sur ce génie populaire et hardi, si grand et si simple, si profond et si familier, si français et si humain ? Pas la moindre que l’on puisse saisir. Il a inspiré à Boileau le Passage du Rhin ; mais M. Nisard dira-t-il, comme l’ancienne critique classique, que ce soit là le chef-d’œuvre de Boileau ? Non sans doute, son goût naturel et pur sait bien que ce n’est pas dans la poésie de cour que Boileau est lui-même, que c’est dans la solide poésie bourgeoise, la poésie de la raison et de la conscience : là l’influence de la cour est nulle. J’accorderai que Racine a pu devoir une partie de sa noblesse, de son goût exquis et délicat, et sa connaissance des passions au commerce de la cour ; mais franchement là Champmeslé lui en avait appris bien plus sur les mystères du cœur que le spectacle plus ou moins intime des galanteries de Versailles. Enfin Bossuet est le dernier grand écrivain qui ait vu de près Louis XIV et qui ait pu ressentir son influence. Grâce au ciel, le grand roi n’a pas eu assez d’empire sur ce merveilleux génie pour polir et discipliner cette imagination biblique et orientale, naïve et sublime. J’accorde qu’il lui a donné quelque occasion de faire des chefs-d’œuvre ; mais le génie a-t-il besoin d’occasions ? Ne les trouve-t-il pas en lui-même ? Pascal n’a pas eu besoin de Louis XIV pour trouver l’occasion d’écrire les Provinciales ou les Pensées. Enfin il est possible que le génie impérieux de Louis XIV ait passé jusqu’à un certain point dans le génie dominateur de Bossuet ; mais ce n’est pas ce que j’aime le mieux ni de l’un ni de l’autre.

Que Louis XIV et sa cour aient pu avoir quelque action heureuse sur le goût, je ne me refuse pas à l’admettre. Toutefois, après avoir fait la juste part à cette influence, je voudrais que l’on me dît en même temps ce qu’elle a pu avoir de fâcheux, ce que le goût du roi, noble sans doute, mais sec et froid, a pu retrancher de beautés libres enhardies à notre littérature. Un trait le résume : la création de Versailles. M. Nisard ici cite Saint-Simon : « Saint-Germain, dit celui-ci, offrait à Louis XIV une ville toute faite ; il l’abandonna pour Versailles, le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, parce que tout y est sable mouvant et marécage ; il se plut à y tyranniser la nature et à la dompter à force d’art et de trésors. Il n’y avait là qu’un très misérable cabaret ; il y bâtit une ville entière. » C’est là, nous dit M. Nisard, « le plus bel éloge des travaux de Louis XIV. » Je m’étonne de ce jugement dans cet esprit si juste et si droit. Eh quoi ! « tyranniser la nature « serait le comble du génie humain ! Abandonner Saint-Germain pour Versailles, c’était quitter le naturel et l’historique pour le nouveau créé à froid. Dans Versailles, je vois