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avoir dans des écrits que nous connaissons si mal, qui ne répondent pas à nos habitudes, à nos mœurs, à notre tournure d’esprit ? Il faut beaucoup de réserve dans les jugemens que les littératures portent les unes sur les autres. N’oublions pas que Schlegel, qui avait tant d’esprit, ne comprenait absolument rien à Racine ou à Molière. La proportion de la raison et de l’imagination dans les œuvres d’art ne peut être fixée d’une manière absolue. Peut-être notre poésie est-elle trop prés de l’abstraction : habitués à cette mesure, peut-être sommes-nous disposés à croire que tout ce qui dépasse ce degré d’imagination est désordonné. C’est ainsi que la vivacité française (que nous trouvons très aimable) n’est pas loin de paraître de la folie aux flegmatiques habitans du nord. En revanche, leur poésie nous fait le même effet. Qui a raison ? qui a tort ? Nous sommes juges et parties.

La largeur de l’esprit et du goût en littérature comme en toutes choses a sans doute ses inconvéniens, car elle peut dégénérer souvent en un éclectisme banal qui admire tout, ou un scepticisme blasé qui n’admire rien ; en outre elle peut faire perdre à une nation le sentiment de ses qualités propres et l’entraîner à la poursuite de qualités qui ne sont pas les siennes. À ce point de vue, on ne peut que louer le livre de M. Nisard et les efforts qu’il fait pour nous donner une image idéale et fidèle de l’esprit français ; mais malgré tout la vérité est la vérité. Nous avons été rendus sensibles aux beautés des littératures étrangères, nous ne pouvons plus maintenant fermer volontairement les yeux. L’innocence du premier âge a un prix inestimable ; on ne peut cependant pas empêcher que l’expérience ne nous l’enlève, et ne nous apprenne bien des choses avec lesquelles il faut compter. Aujourd’hui l’esprit français n’a plus cette candide innocence qui lui faisait croire qu’il était le modèle unique et parfait de la civilisation, de la littérature et du goût. Nous voudrions le croire, nous ne le pourrions pas, car nous ne pouvons oublier que cette assertion est contestée, et qu’il y a d’autres modèles dans le monde. Il faut donc renoncer à cette passion de monarchie universelle que nous portons en toutes choses, et que l’on nous fait payer par des invasions.


PAUL JANET.