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coteaux par les sentiers des vignes, riant, chantant et gambadant, et formait le thiase le plus bruyant et le plus grotesque. En tête s’avançait sur un âne Silène, l’outre obèse, ventru et gorgé de vin nouveau, ou bien c’était Bacchus lui-même avec sa couronne de pampre et sa robe couleur de raisin doré ; puis venaient les satyres, chevriers des montagnes descendus pour la fête, les pans (en sanscrit pâna) pileurs de raisin et buveurs de moût, Cômos personnifiant les désirs qu’engendre l’ivresse, les ménades vendangeuses, qui représentent dans la mystique sacrée les bouillons du vin, enfin les centaures (les gandharvas des hymnes), êtres symboliques dont le Vêda nous donne la signification, et en qui se résument tous les parfums nés du soleil et qui s’exhalent de la terre. Le cortège était suivi par une foule tumultueuse de gens en délire. Souvent les peintures antiques et les bas-reliefs nous représentent à part Cômos escorté par des jeunes gens couronnés de pampre et portant des flambeaux, par des joueurs de flûte marchant en cadence ou dansant, par des bouffons en robes et culottes jaunes. Une gaîté folâtre anime tous ces personnages ; ils chantent, et cela s’appelle le chant de Cômos, la comédie. J’omets les autres détails énumérés par Otfried Muller dans son Archéologie de l’art. Quant à Cômos, il est souvent accompagné d’Érôs, l’Amour ; ils s’avancent ensemble bras dessus bras dessous et comme deux bons compagnons. Quelquefois Erôs est substitué à Cômos, ce qui nous donne la signification exacte de ce dernier nom, qui n’est pas un mot grec. Les Doriens le nommaient Kâmos ; or Kâma, personnification de la joie et des désirs, a toujours été dans l’Inde l’objet d’une fête champêtre, brillante et fleurie, qui offre avec celle de Bacchus les analogies les plus frappantes.

Je ne veux pas pousser plus loin cette exposition de l’un des mystères les plus profonds et en même temps les plus gracieux et les plus simples de la société antique. Il est aisé de comprendre comment du chant du bouc et de la fête de Cômos ont pu naître les deux formes du drame. Il a suffi pour cela que les conditions extérieures fussent remplies, et, comme on dit aujourd’hui, que le milieu fût préparé, car les créations littéraires sont comme les êtres vivans dont les germes ne viennent à la vie que quand un milieu propice leur est donné. Or ces conditions se résument en une seule qu’Otfried Muller ne pouvait guère comprendre à cause de son admiration passionnée pour les Doriens et des tendances aristocratiques et féodales de son esprit : cette condition, c’est la liberté, liberté dans la vie civile et politique, liberté religieuse, liberté de l’art et de la pensée. Je ne puis attribuer aux Doriens toutes les vertus dont Otfried Muller les gratifie. Quoiqu’ils aient laissé leur nom à un mode musical, à un ordre d’architecture et à un dialecte,