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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/859

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déserte. Quelques vaisseaux ancrés à côté de nous et une douzaine de grandes barques qui nous accostent nous apprennent le voisinage de Las Tuñas, village insignifiant perdu dans cette solitude. Le vent fraîchit et s’élève, des éclairs rougissent l’horizon. Cependant une espèce de gitana au visage osseux, à la peau bistrée, vêtue d’une robe de gaze crottée, singulier mélange de prétention et de saleté, chante des chansons nasales qui font pouffer de rire deux massives Cubaines couchées dans de grands fauteuils de sangle. Un homme prend la guitare : on chante jusqu’à une heure avancée de la nuit, et ce matin, au petit jour, nous étions de nouveau en mer. Nous naviguons depuis au milieu d’un archipel innombrable et bas dont nous rasons presque les îlots fleuris.

12 mars, Santa-Cruz.

Je reposais tranquillement dans ma boîte, — on n’est pas laborieux dans ce climat, — quand un ralentissement dans la marche du vaisseau, le grincement des chaînes, la sonnette du machiniste, la vue d’une vergue et d’une voile par mon soupirail entr’ouvert m’avertirent que nous étions dans la rade de Santa-Cruz. Je courus sur le pont. Était-ce bien Santa-Cruz ? Sur la rive plate et basse s’allongeait un de ces misérables villages du pays, dont les plus beaux édifices sont des huttes aux toits écrasés, entourées de galeries en poutres grossières, peintes en bleu, vert, rouge ou jaune sale, et couvertes de tuiles branlantes. Quelques palmiers, un petit clocher, une percée sur un champ, sur un bois, quelques barques amarrées à une ou deux jetées de pilotis dilapidés, — c’est toute la cité de Santa-Cruz. Malgré son titre ambitieux de pueblo où de ciudad, Santa-Cruz n’est qu’une simple poblacion. D’un côté deux ou trois promontoires bas allongent leurs bras verdoyans dans la mer agitée ; de l’autre un groupe d’îlots entouré l’horizon monotone. Sept ou huit barques se détachent de la côte. Cependant un vent violent s’élève de terre et les fait danser sur les lames vertes. Les naturels ont le teint bistré, l’aspect sauvage ; la plupart sont à peine vêtus et laissent flotter au vent les plis de leurs sarraux de toile. Ceux-ci apportent ou viennent chercher des barils, des caisses, et l’éternelle boîte de sucre que les commerçans de la Nouvelle-Angleterre envoient remplir jusqu’au fond de ces déserts ; ceux-là jettent sur le pont une douzaine de grosses tortues de mer vivantes, destinées sans doute à notre dîner de demain. Un pêcheur, dans son canot mince et frêle qu’il manie sur les vagues au moyen d’une palette avec toute la dextérité d’un véritable Indien, vient nous offrir une cargaison d’huîtres fraîches. Une troupe d’enfans demi-nus, à la peau brune, avec un reflet doré dans leurs chevelures,