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— Cette préférence n’impliquait point une confiance absolue, à laquelle Jane n’avait pas acquis de droits positifs, puisque ses mains en somme étaient encore pures de tout vol. Ewan ne la tenait guère au courant de ses manœuvres suspectes, et la plupart du temps elle ignorait le domicile de cet amoureux essentiellement nomade ; mais ce mystère favorable, en irritant sa curiosité, en stimulant sa jalousie, le lui rendait encore plus cher. Elle ne le voyait guère que dans les rues ou à l’école de danse. Là, ses jactances habituelles, la haute opinion qu’il avait de lui-même, le laisser-aller de ses dépenses quand les affaires avaient pris un heureux tour, lui donnaient bon nombre d’admirateurs, et, par malheur pour Jane, bon nombre d’admiratrices, au premier rang desquelles étaient deux sœurs du nom de Frazer, plus âgées que la petite Cameron, et dont elle redoutait la rivalité peu déguisée. Cette situation respective n’était un mystère pour aucun des habitués de la skeel[1], et l’humeur passionnée de Jane se prêtait admirablement à ce qu’on en tirât parti contre elle, pour l’exaspérer par maintes railleries, la soumettre à maintes mystifications. Elle était désormais sur l’extrême bord du précipice. La plus légère impulsion devait l’y faire tomber.

« L’hiver allait venir, — je vous répète ses propres paroles, — et Cannie Jock avait eu du malheur. Depuis quelque temps, on ne le voyait presque plus ; il était maigri et presque déguenillé ; il me boudait, me tyrannisait, me faisait souffrir de son indifférence, et je ne l’en aimais que mieux. J’étais d’ailleurs aussi à plaindre que lui. Au mois d’octobre, je ne gagnais presque plus rien, et Mary Loggie était logée à la même enseigne. Un soir que nous errions, les poches absolument vides, tout le long de Salt-market, une de nos camarades nous arrêta : — Venez-vous à l’école ce soir ? — Non. — Pourquoi cela ? — Pas d’argent. — C’est dommage… Eh ! mais, dites donc, demandez-en à Jock Ewan ; il en a, lui ; il mène ce soir les Frazer… Savez-vous, Cameron ? il dit qu’il est las de vous, que vous êtes beaucoup trop jeune. — J’aurais dû me méfier, elles m’en voulaient toutes ; mais j’écoutai celle-ci, et je me sentis au cœur une espèce de froid. Je courais, sans savoir où, comme une lionne échappée. Mary s’essoufflait à me suivre. — Bah ! lui dis-je, m’arrêtant tout à coup, il faut que j’aille là, que je lui parle, qu’il n’ignore plus ce que je pense de lui… Je ne sais pas comment j’irai, mais j’irai. Attendez-moi ici !… Et je courus chez ma mère, à qui je comptais emprunter quelques pence. Elle était sortie, et le temps me manquait pour aller la chercher dans tous les shebeens

  1. Forme écossaise du mot school. — Ici par abréviation de dancing-school.