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doucement, ondulée, bariolée de cultures florissantes et de forêts de palmiers superbes, qui fourmillaient dans le lointain comme une multitude, et semblaient à peine aussi gros que des têtes d’épingles. Tout au fond s’élevaient des montagnes tour à tour bleues, lilas ou brunâtres, dont les couleurs changeaient avec les nuages et le soleil. Les beaux champs de cannes à sucre qui ondulaient à perte de vue dans la plaine étaient d’un vert vif et tendre qui tranchait avec la verdure franche et forte des palmiers. A droite, un bois de manguiers sombres se pressait sur la colline, et complétait l’harmonie des couleurs en y ajoutant sa note grave. C’était comme un immense tapis artistement bigarré de toutes les teintes brillantes de la végétation tropicale, ou plutôt comme une parure de fête éblouissante de fraîcheur.

Nous allons à cheval visiter la plantation la plus voisine. Elle appartient au docteur W…, un riche et aimable gentleman d’origine anglaise, qui en possède trois ou quatre dans les environs. Celle-ci, qui est à la vérité la plus petite, ne ressemble guère au magnifique établissement de Las Cañas. A côté du pavillon d’habitation et du hangar de l’usine, il n’y a qu’un groupe misérable de huttes de branchages d’une construction tout à fait barbare : c’est le quartier nègre de la plantation, et je vous assure qu’on croirait plutôt voir quelque hameau de nègres sauvages sur les côtes de Guinée que la demeure des nègres civilisés par l’esclavage et perfectionnés par l’habitude du travail. Il est visible que cette province, quoique beaucoup plus riche et plus favorisée de la nature, est restée fort en arrière du reste de l’île. On le voit à la grossièreté des outillages et à la simplicité primitive de l’exploitation. Le manège à bœufs a cependant été remplacé par une machine à vapeur de fabrique anglaise ; mais la main-d’œuvre n’est pas distribuée avec autant d’économie, l’imperfection des procédés et des instrumens ne permet pas de retirer du jus de la canne une aussi forte proportion de sucre. Les résidus, à peine épurés, sont distillés suivait l’ancienne méthode, et ne servent plus qu’à faire une eau-de-vie de peu de valeur.

J’ai passé le reste de la journée le plus joyeusement du monde, assis sous la verandah, à respirer la brise et à causer avec mes hôtes. J’ai ri avec les enfans, j’ai surtout bavardé pendant des heures avec la gaie, spirituelle et jolie Mme B…, une créole française, qui ne veut pas désapprendre sa langue. Enfin l’heure du départ a sonné : nous retournons à Cuba dans les gloires du soleil couchant, nous dînons chez M. Théodore B…, le frère de notre hôte, et nous finissons notre soirée à l’opéra. On jouait la Somnambule avec un orchestre enroué, des chanteurs de passage et des chœurs