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Le pauvre W…, mon ancien compagnon de voyage, se trouve un peu délaissé. La solitude semble avoir aigri son humeur. Il se plaint de la saleté, de la chaleur ; il ne peut ni manger, ni dormir, et il se promène partout comme une âme en peine, maudissant tous les bateaux français du monde, et la France par-dessus le marché. De temps en temps nous lui arrachons un triste sourire. Ainsi je l’ai fort amusé ce matin en lui expliquant le sens des croix d’honneur et des rubans rouges portés par nos officiers : cela lui semblait tout à fait puéril ; mais il n’a pu s’empêcher de rire en voyant une médaille militaire attachée sur la poitrine d’un soldat nègre de la Martinique. « Alors, me dit-il naïvement, autant vaudrait donner la croix d’honneur à un singe ! » Il faut vous dire que mon ami W…, sous son enveloppe pacifique et inoffensive, est Américain et esclavagiste enragé. Il a sucé ces opinions avec le lait, et n’a pas plus songé à les mettre jamais en doute que sa propre existence. A ses yeux, si le nègre n’est pas, à proprement parler, l’égal du singe, à coup sûr ce n’est pas non plus l’égal de l’homme. Demandez-lui pourquoi ? Il n’en sait rien. Sa philosophie ne va pas plus loin que l’évidence des faits. Quant à mes raisonnemens et à mes chimères abstraites, il croit les confondre en invoquant le simple bon sens. Pauvre cervelle humaine, pour qui le bon sens n’est que l’image de sa propre folie !…

Fort-de-France, 29 mars.

C’est hier au soir seulement que nous sommes arrivés en vue de la Martinique. Dès le milieu du jour, nous aperçûmes à l’horizon une silhouette transparente et presque invisible. Cette ombre lointaine grandissait lentement et prenait d’heure en heure un air plus solide. Déjà nous pouvions entrevoir les formes tourmentées de la montagne, ses escarpemens, ses arêtes, ses taches vertes, brunes ou jaunes, suivant la couleur des forêts, la nature des terrains et les jeux d’ombre et de lumière produits par les grands nuages blancs rassemblés autour des sommets. Une pyramide abrupte et colossale aux flancs ravinés comme le cône d’un volcan trône au milieu de ce pâté de montagnes comme sur un immense piédestal. L’île est couverte jusqu’à la crête d’une chevelure de forêts épaisses, dont la verdure a des nuances bleuâtres et douces comme une fleur d’iris. Un ruban de nuages l’entoure, à mi-côte, et lui fait une ceinture blanche qui lui donne l’air de planer dans l’espace ; C’est la célèbre montagne du Piton, dont le nom expressif vous dit assez la forme, et que les voyageurs comparent au volcan de Ténériffe. Le soir commençait à rougir les cimes. Nous aperçûmes au loin Saint-Pierre, la plus grosse ville et la capitale commerçante de l’île,