Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/882

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à son rendez-vous que de réveiller les gendarmes, car l’homme à grande barbe arpente le pont du vaisseau d’un pas assuré. Il a même un air de hardiesse et d’effronterie que je ne lui avais jamais vu.

C’est ce matin, au lever du jour, que nous avons quitté la rade. Elle ne communique avec la mer que par une passe étroite et tortueuse, quoique accessible aux plus grands navires. Des promontoires escarpés, des rochers âpres, des pentes couvertes de forêts épaisses, des îlots couronnés de verdure entourent de leurs mille replis ce canal d’une eau sombre et profonde. De longs bras de mer s’enfoncent de tous côtés entre les montagnes. Tout au bout, sur un promontoire sauvage qui barre presque l’entrée, se dresse le vieux château du Maure, avec ses bastilles, ses terrasses crénelées, et ses défenses cramponnées au bord des précipices. Un autre promontoire qui s’avance à sa rencontre ne laisse ouverte qu’une étroite coupure par où entrent les vagues, et par où l’on aperçoit l’horizon de la grande mer. C’est un site qui unit la beauté la plus riante à la plus sauvage grandeur. Une baie douce et bleue s’arrondit dans un cirque de montagnes, et va mourir au fond d’un frais vallon sur une jolie plage de sable fin, au pied d’une forêt de palmiers superbes. De petits villages de pêcheurs, avec leurs canots couchés sur la plage, s’adossent à la montagne, au milieu d’une verdure qui escalade jusqu’à la crête des falaises. On passe, on échange un salut d’artillerie avec la vieille citadelle, et tout d’un coup on se trouve en pleine mer.

Le temps est admirable. Nous longeons sur la droite les côtes lointaines de Saint-Domingue ; ce sont de hautes et magnifiques montagnes toutes bigarrées de verdure, et qui semblent couvertes jusqu’au sommet d’une végétation exubérante.

21 mars.

Navigation douce et facile. Je la trouverais pourtant bien longue sans la société d’un jeune officier de marine que j’ai rencontré à Santiago et qui s’en va rejoindre l’escadre à la Martinique. B… vient de passer deux ans au Mexique et me console par ses récits de n’avoir pu visiter cet étrange et admirable pays ; mais ce n’est là que le moindre charme de nos longues et fraternelles causeries. Nous nous enfermons dans notre cabine, nous ouvrons le sabord qui laisse entrer la fraîcheur des vagues, et nous regardons glisser les eaux vertes en causant du passé, de l’avenir, de la patrie surtout, que je vais revoir. J’étais las de ces banales amitiés qu’on rencontre en voyage, qui durent tant qu’on chemine ensemble, et qu’on oublie au premier tournant de la route.