Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/956

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que nous avons le droit de compter sur sa justice et même sur sa gratitude ?

Telles sont les obligations que la Prusse a contractées par sa victoire, et qu’elle remplira fidèlement. Lorsque le grand Frédéric, n’étant encore que prince royal, pressentait déjà la gloire future de sa maison, il lui arriva un jour, dans le pur enthousiasme de l’adolescence, d’écrire les paroles que voici : « Je souhaite à cette maison royale de Prusse de sortir complètement de la poussière où elle est restée jusqu’ici ; je souhaite qu’elle devienne le refuge des malheureux, l’appui des opprimés, la Providence des pauvres, l’effroi des méchans ; mais si le contraire arrivait, si, ce qu’à Dieu ne plaise ! l’injustice et l’hypocrisie devaient y triompher de la vertu, alors je lui souhaite, à cette maison royale, une chute plus prompte, plus rapide, que ne l’a été son élévation. » Admirable stoïcisme ! celui qui parlait de la sorte en 1731 exprimait la loyauté morale de son peuple comme il devait en représenter plus tard l’énergie et la ténacité. De plus il se formait déjà aux leçons de la France ; c’était le moment où il apprenait la politique dans Massillon, où, charmé des histoires du vieux Rollin, il le remerciait avec une effusion respectueuse, où il goûtait l’amour de l’humanité dans les premiers écrits de Voltaire. Ne semble-t-il pas que ce touchant épisode se reproduise sous une forme grandiose dans les événemens auxquels nous assistons ? L’Allemagne et la France se sont retrouvées ; l’une avec sa généreuse initiative, l’autre avec sa vigueur morale, appartiennent désormais au même ordre de sentimens et de principes créé par le génie de 89. Si d’autres influences essayaient de prévaloir chez nos voisins, si l’esprit des vieilles coalitions tentait de mettre à profit cet accroissement de la Prusse ; si le résultat des derniers événemens n’était pas de satisfaire les légitimes désirs de l’Allemagne en ouvrant un plus large cadre à son activité pacifique ; si l’on n’avait songé qu’à constituer plus fortement une monarchie militaire contre les idées que nous représentons dans le monde ; si le parti théocratique, ranimant les rancunes du passé, triomphait de l’opinion libérale ; si la Prusse se tournait vers la Russie au lieu d’accepter la main de la France ; si cette révolution enfin, que nous considérons sans jalousie mesquine comme sans appréhension indigne de nous, devenait, selon les paroles que je viens de citer, une œuvre d’injustice et d’hypocrisie, le châtiment ne se ferait pas attendre. L’Allemagne elle-même, sans que nous eussions besoin de nous émouvoir, la noble Allemagne de l’avenir se rappellerait le vœu stoïque et terrible de Frédéric le Grand.


SAINT-RENE TAILLANDIER.