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pour un signor richissime[1]. De la part d’un homme incapable de prêter un swanzig à une personne déshéritée, ces condoléances n’annonçaient rien de bon. Le 1er octobre, le commis du banquier ne vint pas à Saint-Maurice, et Centoni en fut averti.

Parmi les objets d’art qui ornaient la chambre de miss Lovel étaient plusieurs boîtes anciennes. La plus belle de ces boîtes portait sur le couvercle un rhinocéros en piqué croisé, et sur les quatre faces latérales des animaux plus petits. Un soir, Centoni remarqua une place vide dans l’étagère ; c’était celle de la boîte en piqué croisé. Il y avait alors à Venise un brocanteur nommé San-Quirigo, connu de tous les touristes qui ont acheté des curiosités ou des bijoux du pays en souvenir de leur voyage. Centoni alla visiter le magasin de San-Quirigo ; il y découvrit la boîte au rhinocéros. Le brocanteur la tenait d’une belle dame étrangère ; il en avait donné cent florins. Elle valait bien davantage ; mais San-Quirigo consentit à la céder moyennant un léger bénéfice pour contenter le signor Centoni. Celui-ci mit la boîte dans sa poche, et le soir même, en rôdant autour de l’étagère, il la déposa furtivement, sur le petit carré de tapisserie où elle était ordinairement. Le lendemain, il aurait bien voulu éviter l’occasion d’un tête-à-tête ; mais une lettre pour miss Lovel qu’il trouva au palais Grimani l’obligea malgré lui à prendre le chemin de Saint-Maurice. Miss Martha l’accueillit d’un air un peu solennel.

— Asseyez-vous, lui dit-elle ; il faut que nous causions ensemble. Je serais une orgueilleuse, si je refusais un présent d’un ami tel que vous ; mais dans votre manière de m’offrir ce présent il y a une intention secrète. Vous connaissez ma situation ; je ne doute point que mistress Hobbes ne vous en ait longuement entretenu. Avec toute la délicatesse possible, et sans me dire une parole, vous me faites savoir que tout ce que vous possédez est à ma disposition, n’est-il pas vrai ?

Don Alvise baissa la tête en signe d’assentiment.

— Eh bien ! mon ami, reprit Martha, je vous en garde autant de reconnaissance que si j’eusse puisé à pleines mains dans votre bourse. Malheureusement c’est un plaisir que je ne puis pas vous donner.

— Pourquoi ? demanda don Alvise.

— Parce que, dans ma détresse, abandonnée comme je le suis de ma famille, je n’aurais aucun moyen de m’acquitter.

— Aucun moyen ! s’écria Centoni ; quand un mot de votre bouche pourrait faire le bonheur de toute ma vie !

  1. La confrérie de Saint-Théodore a été fondée en 1552 pour ensevelir les morts indigens.