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shilling ! les misérables ! » Et lorsqu’il apercevait de loin le campanile de Saint-Maurice, qui penche sur sa base comme la tour de Pise, il s’arrêtait pour le regarder avec attendrissement. Si quelque bagatelle venait malgré lui le distraire, il éprouvait des tressaillemens douloureux, et en cherchant la cause de cette sensation pénible il voyait passer devant ses yeux l’image gracieuse de Martha qui lui reprochait de l’avoir oubliée un moment. Alors il poussait de gros soupirs et se disait intérieurement : — Pauvre cervelle, à quoi songes-tu ? Miss Lovel a besoin de toi, et il y va de sa vie !

Par une disposition naturelle de son caractère, Centoni avait toujours pensé beaucoup aux autres et fort peu à lui-même ; mais cette fois, étonné du désordre de ses idées et de ses sentimens, il interrogea son cœur, et il reconnut, à n’en pouvoir douter, qu’il était amoureux de miss Martha. Cette découverte, qui l’eût épouvanté dans d’autres circonstances, l’effraya si peu qu’en rêvant à l’abandon de cette jeune femme, à la situation terrible où la jetait l’égoïsme de ses parens, au danger où elle était de tomber dans la plus cruelle des misères, celle que l’expatriation vient encore compliquer, il s’écria : — Je vais l’aimer horriblement !

Mais ce n’était pas assez d’être amoureux. Pour réussir à sauver miss Lovel, il fallait lui plaire et l’épouser, — c’était évidemment là ce moyen que mistress Hobbes n’osait point dire, — ou bien il fallait conquérir une place si haute dans l’estime de Martha que ce fût pour elle un devoir de rabattre de sa fierté en faveur d’un ami fidèle et de lui accorder comme une récompense la permission de la secourir. Le cœur d’une femme n’ayant rien à démêler avec la raison, encore moins avec la nécessité, Centoni pensa qu’il devait s’attendre à échouer dans la première de ces deux entreprises ; mais la seconde était digne de lui.

Le banquier allemand chargé de remettre à miss Lovel les quartiers de sa pension lui envoyait régulièrement un de ses commis le premier jour de chaque trimestre. Huit jours avant l’échéance du 1er octobre, ce banquier vint en personne faire une visite à la bellissima lady, comme il l’appelait. Ce petit vieillard, dont le père avait vendu des lorgnettes à l’opéra de Prague, portait sur sa mine joviale la satisfaction d’avoir acquis une grande fortune par des moyens à peu près licites, et d’habitude il assaisonnait toutes ses paroles d’un ricanement judaïque. Centoni, qui possédait l’art de faire bavarder les bonnes gens, apprit, en jasant dans son dialecte avec les femmes de la maison, que le signer banquier était resté pendant une heure chez miss Lovel, et qu’il lui avait dit adieu d’un air triste et confus en l’engageant à écrire à sa famille et à ne point désespérer. La servante ajouta qu’elle aurait pris ce petit vieux pour un membre de la confrérie de Saint-Théodore bien plutôt que