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l’autre, la cruelle, l’étrange fille ! elle se laissera mourir plutôt que d’accepter les services d’un frère, car je suis votre frère aîné, je vous défie de m’en empêcher. Il s’agit bien de générosité ! Il s’agit de vivre ; tâchez donc d’être assez généreuse pour ne pas donner à ceux qui vous aiment le chagrin de vous perdre.

— Eh bien ! je tâcherai… je verrai… Oui, cher Alvise, il faut supporter la vie quand on a un ami comme vous.

Et reprenant le ton de la plaisanterie : — Savez-vous, poursuivit-elle, que vous êtes un homme violent, un despote, un Christophore Moro ?… A propos, je suis très contente d’avoir ma boîte au rhinocéros ; mais il y a dans la bordure un filet d’or qui se détache.

Centoni examina la boîte. Il tira de sa poche un canif pour creuser l’écaille et nettoyer la rainure avant d’y faire rentrer le filet d’or. Au bout d’une minute, il était absorbé dans son travail, et donnait à miss Lovel des explications minutieuses qu’elle feignait d’écouter avec le plus vif intérêt. Quand il eut fini, on le remercia, et il ne fut plus question d’affaires sérieuses. Le soir, Pilowitz crut remarquer que miss Lovel avait pour ce don Fa-tutto des regards et des sourires d’une douceur inaccoutumée.

« Il y a plaisir, dit quelque part La Bruyère, à rencontrer les yeux d’une personne qu’on a obligée. » Bien des fois en sa vie Centoni avait goûté ce plaisir-là ; mais il connut cette fois combien le plaisir est plus rare et plus beau quand la personne obligée est la femme qu’on aime.

Peu de jours après, il trouva au palais Grimani une lettre timbrée de Hanovre. Ne se sentant pas le courage d’assister à l’ouverture de cette lettre, il la remit à la locandière de miss Lovel. Dans le milieu de la journée, il reçut un papier plié à la hâte et chiffonné qui ne ressemblait guère au billet d’une petite-maîtresse.

« Cher Alvise, lui écrivait Martha, ce que vous aviez prévu est arrivé : mon malheur éloigne de moi le lâche cœur sur lequel je comptais. Il me l’apprend lui-même avec la franchise et dans le style d’un négociant de la cité de Londres.

« L’occasion serait belle de me laisser mourir ; mais je tâcherai de vivre, puisque je vous l’ai promis. Dites à nos amis qu’une migraine me force à rester enfermée aujourd’hui. Je vous recevrai tous demain comme à l’ordinaire. Si on me voit les yeux rouges, vous seul en saurez la cause. Il faut effacer de ma vie quatre ans de rêveries et d’espérances qui reposaient sur un mensonge. Ce n’est pas trop de vingt-quatre heures pour une telle amputation. Le mépris et l’orgueil blessé m’assisteront ; nous verrons ensuite si l’amitié aura le pouvoir de me guérir.

« Votre triste et vraiment ruinée
« Martha. »