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VIII.

La rive des Zattere, située le long du beau canal de la Gindecca, est un des lieux les plus agréables de Venise. La bonne compagnie ne daigne jamais s’y montrer ; le promeneur solitaire y peut rêver au bord de la lagune, sans crainte de rencontrer un visage de connaissance. Cependant le capitaine Pilowitz, en revenant des exercices du champ de Mars, passa sur la rive des Zattere à la tête de sa compagnie. Il vit de loin miss Lovel appuyée sur le bras de Centoni. Or l’usage à Venise ne permet point de donner le bras ; c’est un honneur exclusivement réservé aux fiancés des jeunes filles et aux cavaliers servans des dames. — Miss Lovel ne pouvait pas l’ignorer.

L’île des Giardini est un autre lieu charmant, presque aussi désert que la rive des Zattere. L’abbé Gherbini se faisait quelquefois conduire au couvent des pères arméniens pour jaser avec le padre Stefano et le padre Pasquale de leurs voyages en Orient. Il y allait un matin, et sa gondole doublait la pointe des Giardini, lorsque, mettant la tête à la fenêtre, il reconnut Centoni et miss Lovel accoudés sur la balustrade de la terrasse, et contemplant le beau panorama que présentent le quai des Esclavons, Je palais ducal et le dôme de la Salute.

Par grand extraordinaire, le commandeur Fiorelli. qui ne sortait jamais de Venise, se laissa mener à Sainte-Elisabeth du Lido le jour de la Sagra. En longeant la petite île de Sant’-Elena, qui est une propriété particulière où l’on n’entre pas sans permission, il aperçut à travers les arbres un jeune homme et une jeune femme qui se promenaient côte à côte. La trop grande distance l’empêcha de distinguer leurs traits ; mais la gondole qui les avait amenés était amarrée à l’escalier de la rive, et sur l’avant de cette gondole le vieux Beppo fumait sa pipe en attendant son patron.

Jeunes et vieux, hommes et femmes, — tout le monde à Venise adore les commérages. On glose beaucoup sur le prochain, mais seulement pour en rire, et un méchant propos chasse l’autre. Les amis de miss Lovel ne manquèrent pas de se communiquer leurs réflexions au sujet des trois rencontres qu’ils avaient faites séparément. Au moment de se livrer aux conjectures et aux médisances, ils s’arrêtèrent par respect pour le caractère de miss Lovel. Après mûr examen, ils décidèrent qu’une personne si raisonnable était au-dessus de tout soupçon, et l’on convint qu’elle avait choisi pour ses excursions un excellent cicérone. La vraisemblance ne permettait pas non plus de faire du bon Centoni le héros d’une historiette galante, à quoi le capitaine Pilowitz ajouta, en souriant dans ses