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que les recherches et l’enquête sur la disparition mystérieuse du signor Centoni n’existaient qu’en paroles.

— Le malheureux garçon ! s’écria miss Lovel, nous ne le verrons plus. Il est au carcere duro.

— Ne pleurez point, signorina, dit Susannette. Plus tard, s’il le faut, nous pleurerons toutes les larmes de nos pauvres corps. Il importe, pour aujourd’hui, de voir clair, et les larmes troublent la vue. Demain, entendez-vous bien, demain nous saurons si notre cher patron est encore à Venise.

— Et comment le saurez-vous ? demanda miss Lovel.

— Que votre seigneurie interroge Betta, répondit Susannette. Dans cette cervelle pas plus grosse que mon poing, il y a un projet qu’une douzaine de diables n’auraient pas su imaginer. J’ai juré de ne rien dire. Allons, Betta, parle si tu veux.

— Non, répondit la naine d’un ton résolu, je ne dirai rien ; un projet dont on parle est ruiné d’avance. Je supplie la signorina d’avoir confiance en moi. Hélas ! dans ce pays de malheur où l’on dit : Dieu me garde de mes amis ! à qui peut-on se fier ? Il s’agit de savoir si la signora aime le patron.

— Oui, je l’aime, dit miss Lovel, et je me fie à toi. Que me veux-tu, Betta ?

La naine baissa les yeux et garda le silence.

— Voici ce que c’est, dit Susannette : il nous faudrait de l’argent.

— Tout ce que je possède est à votre disposition, répondit Martha. De quelle somme avez-vous besoin ?

— Oh ! ce n’est pas pour nous, reprit Susannette ; mais le crieur public, qui est du complot, demande de l’argent pour faire des largesses. Enfin, signorina, il nous faudrait un quart de florin, vingt-cinq sous, et nous ne les avons pas[1].

Martha voulait donner un napoléon d’or ; mais la naine savait par expérience qu’une pièce d’or entre ses mains ferait ouvrir de grands yeux à toute la ville. On ne pouvait user de trop de prudence, et puisqu’on était assuré, moyennant vingt-cinq sous, du succès de l’entreprise, il fallait s’y tenir. Ce fut donc avec cette somme d’argent que deux pauvres filles du peuple se mirent en campagne pour lutter de ruse avec la police. À la nuit close, dans le bouge où demeurait le crieur public, il y eut une longue et sérieuse conférence pendant laquelle le quart de florin changea de maître, et les conjurés se séparèrent en se donnant rendez-vous pour le lendemain à huit heures et demie du matin, sur le quai des Esclavons.

Les fonctions de crieur public à Venise ne sont pas à la portée du

  1. Le quart de florin ne vaut que douze sous et demi de France. Susannette parle de sous vénitiens.