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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/1016

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premier venu. La force des poumons n’est qu’un don de nature qui ne suffirait pas, si le talent manquait. Il faut que la vente d’un mobilier sordide soit annoncée comme s’il valait des millions. La comtesse qui a perdu son chien veut que la récompense promise excite la convoitise de la population entière. Il faut que l’annonce du spectacle fasse naître dans les imaginations des tableaux enivrans ; de là vient que les dernières vociférations de l’artiste crieur imitent les murmures et le brouhaha de la foule qui se rendra le soir en tumulte à son appel. Quelquefois même des compères soudoyés l’entourent et l’assistent par des cris d’étonnement et d’admiration. C’était à cet accessoire de mise en scène que devait servir le capital avancé par miss Lovel. Après avoir fait ses annonces de grand matin sur diverses places, au Rialto et devant plusieurs hôtels, le crieur public, suivi de quatre gamins, déboucha sur le quai des Esclavons à l’heure convenue. Aussitôt les passans s’arrêtèrent, les pêcheurs, les barcarols de Chiozza et les servantes des maisons voisines formèrent un rassemblement de curieux auquel se mêlèrent Susannette et Betta.

De l’Hôtel-Royal aux prisons civiles, la distance est de trente pas environ. Un agent de police, remarquant que le crieur s’arrêtait plus près des prisons que de l’hôtel, lui conseilla de changer de place, et lui montra les fenêtres grillées en disant que les pensionnaires du bon gouvernement n’allaient pas au spectacle ; mais le crieur répondit qu’il voulait être entendu des employés des prigioni. Susannette et Betta savaient que tous les matins, entre huit et neuf heures, on donnait de l’air aux prisonniers en ouvrant les fenêtres ; c’était le moment favorable pour lancer jusqu’à eux un cri du dehors. D’une voix gutturale et stridente, le crieur public apprit à l’assemblée qu’un marchand de comestibles de la Frezzaria venait de recevoir une énorme provision de jambons et de langues fumées de Hambourg. Quel coup d’œil splendide que ces pyramides de viandes salées qui s’élevaient à la hauteur de deux hommes ! Puis il annonça qu’un fabricant de chandelles, par suite de cessation de commerce, vendait sa marchandise à un rabais incroyable. Jamais, au grand jamais, plus belle occasion ne se présenterait pour les ménagères de s’éclairer à peu de frais. Ensuite vint l’annonce du spectacle, inconnu dans cette ville, des Pupi napolitani, nouvellement arrivés de la capitale des Deux-Siciles. À huit heures précises du soir devait commencer le drame tour à tour terrible et plaintif de Osman-Moametto, le ravisseur de filles, ou l’invasion des Arabes en Italie, avec Polichinelle, Pancrace, Tartaglia et autres masques napolitains, décors des premiers pittori de la péninsule représentant l’île de Capri et le Vésuve en éruption, ballet de vingt-quatre danseuses et punition des Arabes par une pluie de feu. Après le drame,