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— Mais, monsieur, dit miss Lovel, les événemens dont vous parlez sont antérieurs à la capitulation, et le gouvernement a proclamé hautement son désir de les oublier.

— À la condition, madame, qu’on ne l’en fera point souvenir. Pour que votre protégé sorte de prison, il faut qu’il donne des garanties de bonne conduite, et je ne vois pas où il pourrait les trouver.

— J’essaierai de vous les donner, dit Martha en baissant les yeux. Centoni aime une étrangère qui demeure à Venise depuis longtemps. Au moment de son arrestation, il se préparait à l’épouser. Si vous lui rendez la liberté, il se mariera, et sa femme vous répondra de sa conduite à venir.

Le haut fonctionnaire parut s’adoucir. — Je ne doute point, dit-il, de l’influence salutaire que Mme Centoni exercera sur le cœur et l’esprit de son mari. Elle est charmante, et il suffit de la voir pour s’intéresser à elle : dites-lui combien je serais heureux de la servir ; mais Centoni n’est plus en Vénétie, et j’ignore dans quelle partie de l’empire on l’a transporté. Je vais écrire à Vienne, et quand la réponse me sera parvenue, je m’empresserai de vous la communiquer.

Dans une bouche italienne, le mensonge a souvent une grâce comique qui vous désarme ; le mensonge allemand, plus maladroit et plus lourd, ne vous inspire d’autre envie que celle de le démasquer. Martha était d’ailleurs trop loyale pour connaître cette habileté qui consiste à faire semblant de croire les gens lorsqu’ils se donnent pour meilleurs qu’ils ne sont.

— Général, dit-elle, Centoni est à Venise, dans la prison de Saint-George-Majeur, et vous ne pouvez pas l’ignorer.

— Comment savez-vous cela ? demanda le général avec des yeux flamboyans.

— Je ne vous le dirai pas, répondit miss Lovel avec fermeté. Il me suffit de le savoir pour être en mesure d’apprécier votre galanterie et la sincérité de vos paroles.

— Eh bien ! madame, reprit le général, le mensonge que je vous ai fait deviendra une vérité. Puisque vous avez des intelligences avec les prisonniers, vous apprendrez demain que Centoni a été transféré dans une prison de l’intérieur de l’empire.

Miss Lovel comprit la faute qu’elle venait de commettre et voulut tenter de la réparer ; mais il n’était plus temps. Elle eut beau prendre un ton plus humble et s’abaisser à la prière ; le haut fonctionnaire, dont la vanité avait été blessée, se renferma dans un silence majestueux. Enfin, voyant qu’il s’agitait sur son fauteuil et frappait du bout de ses doigts sur son bureau, miss Lovel se leva et sortit en lui demandant pardon de l’avoir importuné.