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lui défendait pas de laisser crier, pourvu que ce fût en dehors des bâtimens du buon governo. Les glapissemens autorisés commencèrent. Dès les premiers mots, les soldats se mirent aux fenêtres de la caserne. Les acclamations des gamins salariés attirèrent quelques officiers. Quand les noms de Marta et d’Alvise retentirent dans les airs, un cri lointain répondit des hauteurs de la prison. Les assistans l’entendirent à peine, et personne n’y lit attention, excepté Susannette et Betta, qui avaient saisi ces deux mots : son quà (je suis ici) !

Une heure après, les deux jeunes filles rendaient compte à miss Lovel du résultat de leur expédition.

— À présent, dit Betta, le reste regarde votre seigneurie. Elle est jeune, belle, riche ; — qu’elle parle aux habits blancs, qu’elle cherche le moyen de toucher ces cœurs de glace. Nous autres Vénitiennes, nous ne savons pas seulement prononcer leurs noms baroques. D’ailleurs nous écouteraient-ils ? Elle est étrangère et grande dame, votre seigneurie ; elle parle toutes les langues des pays au-delà des neiges. Qu’elle mette sa plus belle robe pour aller voir le direttore, le governatore et tous les incarceratori. Notre pauvre patron est à deux pas d’ici, à Saint-George-Majeur. En une demi-heurette, on peut nous le rendre.

— Il faut qu’on nous le rende, ajouta Susannette ; ne l’abandonnons pas, ne le laissons pas manger le pain amer de la prison. Demandez sa grâce, signorina, et vous l’obtiendrez.

— Je vais la demander, répondit Martha. aujourd’hui, à l’instant même. Allez, mes amies, et priez Dieu qu’il me prête la voix émue de Susannette, le courage de Betta, et votre chaleur de cœur à toutes deux.


X.

Devant un haut fonctionnaire chamarré de décorations comparut miss Lovel dans une toilette élégante et simple. Le haut fonctionnaire vit bien qu’il avait affaire à une personne de la meilleure compagnie. Il lui offrit un fauteuil, et lui parla en français, selon l’usage du beau monde devienne. Le coude appuyé sur son bureau, le menton dans sa main, il écouta, en souriant d’un air bienveillant et attentif, jusqu’au moment où il entendit prononcer le nom de Centoni. Tout à coup ses sourcils se rapprochèrent et son front se plissa.

— Madame, dit-il, votre ami nous a trompés. Nous le croyions indifférent aux séditions qui ont troublé ce pays, tandis qu’il y jouait un rôle actif. Je ne vous cacherai point que nous lui gardons rancune. Il a risqué sa vie, on ne lui ôte que la liberté, il ne peut pas se plaindre.