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qu’il est temps de me traîner jusqu’à ce lit d’où je ne me lèverai plus. J’avais résolu de mourir avec courage ; je ne voulais pas m’apitoyer, et voilà mes larmes qui coulent. Hélas ! pauvre et cher ami, je vous aurais aimé bien tendrement. Ma mort sera étrange, mystérieuse et triste comme ma naissance. Toutes mes espérances ont été trompées. Vous souvenez-vous de nos promenades à Sant’-Elena et au jardin botanique ? Ce sont là mes seuls jours de bonheur. Mon cœur se brise. Adieu !

« Votre malheureuse fiancée,
« Martha Lovel. »


XII.

Bien des gens avaient perdu de vue miss Lovel depuis sa retraite dans la maisonnette de Saint-Maurice. Quelques-uns la croyaient partie pour l’Angleterre avec sa gouvernante. Un soir, dans un café, des jeunes gens racontèrent que cette belle indifférente, qui passait pour riche, était à la lettre morte de faim. Le lendemain, on n’en parla plus. Au bout d’un an, le vieux commandeur Fiorelli était tombé en enfance. Pilowitz, ayant eu une querelle avec le major de son régiment, avait été envoyé en Transylvanie. L’abbé Gherbini, devenu chanoine de Saint-Antoine-de-Padoue, s’en alla prendre possession de son siège au chapitre de cette ville.

Quand le public a porté sur un homme un jugement quelconque, il n’aime pas à changer d’opinion. Centoni rentra en pleine possession de sa réputation d’esprit faible. On plaisanta de son emprisonnement comme d’une méprise de la police, et l’on remarqua seulement qu’avec le temps ses manies avaient pris un caractère mélancolique. Peu soucieux de ce qu’on pensait de lui, il vivait plus enfoncé que jamais dans son obscur petit monde populaire, et il s’y créa une clientèle aussi nombreuse que celle des Mocenigo ou des Contaiini de l’ancienne république ; mais, comme il ne marchait point par la ville suivi de ses créatures, on ne les connaissait pas. Il maria Susannette avec un jeune gondolier ; la noce se fit dans une guinguette où il présida le festin et ouvrit les danses avec l’épousée. La police, ne trouvant rien à redire à sa conduite, se lassa de le surveiller. Les années s’écoulèrent, et il n’y a, comme on dit, si longue rancune que le temps n’en puisse voir la fin.

Au mois de septembre 1857, lorsqu’on apprit à Venise la mort de Manin, quelques jeunes gens prirent le deuil. Centoni, interrogé pour ce fait, exhiba une lettre cachetée de noir, timbrée de Trévise, qui lui annonçait la mort et l’héritage d’une vieille parente qu’il avait dans cette ville. L’année suivante, tous les regards se tournèrent vers le Piémont. Un nom nouveau était dans toutes les