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bouches, celui de Cavour. — « La guerre ! » ce cri, rasant la terre comme une hirondelle, vola de Paris à Venise. Il fallait que les baïonnettes étrangères fussent rejetées au-delà des rives de l’Adriatique, puisque la France l’avait dit hautement. On ne douta plus de l’accomplissement de cette promesse après les journées de Palestro, de Magenta et de Melegnano. Du haut du campanile de Saint-Marc, on distinguait en pleine mer les pavillons de la flotte française. Cependant on savait qu’une lutte suprême se préparait sur les bords du Mincio. Dans la nuit du 24 au 25 juin 1859, toute la ville resta debout. Enfin la nouvelle de la victoire de Solferino vint changer l’anxiété générale en un véritable délire. Déjà de l’arsenal, de l’île Saint-George, du palais Foscari et des autres casernes, la garnison, craignant d’être enfermée dans les lagunes, pliait bagage pour aller rejoindre les débris de l’armée. Devant l’église Santa-Lucia, un détachement, qui gardait les abords du chemin de fer fut menacé par un rassemblement. Les soldats, dont les armes étaient chargées, faisaient bonne contenance. Un conflit semblait imminent, lorsqu’un jeune homme, traversant la foule, monta sur les marches de l’église et adressa quelques paroles au peuple d’un ton d’autorité. Aussitôt l’émeute s’apaisa. Un seul turbulent, en manches de chemise, le bras nu jusqu’au coude, brandissait un couteau de cuisine en criant : — Mort aux Autrichiens ! qu’on m’en donne un à dépecer !

Deux hommes saisirent ce forcené au collet et le traînèrent jusqu’au portail de l’église. L’orateur de la bande le regarda un moment avec attention. — Coquin, dit-il ensuite, tu serais dépecé toi-même, si l’on savait qui tu es. Te voilà bien changé depuis le jour où tu me récitas ton sermon de commande à Saint-George-Majeur.

— Quoi ! c’est vous, seigneur Centoni ? répondit l’agent de police défroqué ; vous aussi, vous êtes bien changé. Vous parlez en maître, et l’on vous obéit. Je ne vous croyais pas si puissant.

— Tu vas apprendre à me connaître, reprit Centoni. Au point où en sont les choses, je n’ai plus rien à dissimuler à toi et à tes pareils. Sache donc qu’il y a dans cette ville une centaine de gaillards robustes dont je puis disposer, sans compter les femmes et les petits enfans. Tu vois que je n’aurais qu’un mot à dire pour te faire pendre.

— Oui, répondit le drôle avec assurance ; mais vous ne le direz pas : vous êtes bien trop bon pour cela. D’ailleurs mes deux bras ne valent-ils pas ceux des autres ? Commandez, et je vous obéirai.

Le Vénitien plaisante volontiers à toute heure comme le Français, et dans les momens de danger cette disposition naturelle devient une des grâces du courage. Centoni en subit le prestige. — Tu es un effronté maroufle, dit-il en riant. Va, je te pardonne. Suis-nous,