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— Je ne crains qu’une seule chose, répondit Centoni : le carcere duro.

— Alors ne craignez rien ; mais à votre place j’aurais une peur de tous les diables, car il y a remède à tout, excepté à la mort.

— J’aime mieux cela, pourvu qu’on ne me fasse pas languir. Sera-ce bientôt ?

— Demain matin à six heures.

— Tant mieux ! Où allons-nous ?

— Au fort de San-Nicoletto.

— Marchons.

La barque des prisonniers attendait devant la maison. Don Alvise y fut installé entre quatre soldats dans la cabine fermée au verrou, et la lourde machine vogua lentement vers le Lido en suivant le Grand-Canal. Elle n’était pas encore à la hauteur de la Piazzetta, que déjà la fidèle Teresa, qui avait écouté aux portes, répandit la nouvelle de l’arrestation de son maître dans tout le voisinage. Bientôt après il se formait sur la rive del Carbon un petit rassemblement où l’on délibérait à voix basse. Une jeune femme se détacha du groupe et sauta lestement dans une de ces gondoles étroites et sans cabine dont on se sert pour la course les jours de régates. Deux hommes vigoureux saisirent les rames, et la mince gondole partit avec la rapidité d’une flèche. En une demi-heure, elle atteignit à la rive de San-Nicoletto et se rangea près de la grosse barque des prisonniers, qui attendait encore les soldats de l’escorte pour les ramener au palais Foscari.

Le soleil de juin se couchait, et l’Angélus sonnait aux églises quand Susannette, — car c’était elle, — sortit de la gondoline et se présenta intrépidement à la porte de la caserne. Nous n’entreprendrons point de rapporter ici le torrent de paroles qui coula de ses lèvres de rose avec une volubilité merveilleuse, ni les mensonges et subterfuges qu’elle sut imaginer. Il suffit de dire qu’après avoir enjôlé le portier-consigne, l’officier et toute la garde du poste d’entrée, elle obtint la permission de causer avec un jeune sergent lombard qu’elle connaissait. Apparemment ce qu’elle avait à lui demander était chose grave, car elle pria fort longtemps, et son insistance alla jusqu’aux larmes. À la fin pourtant le jeune sergent se laissa attendrir et persuader ; il leva la main en faisant une promesse appuyée d’un serment ; pour le remercier, Susannette lui sauta au cou et l’embrassa de tout son cœur, puis elle courut à sa gondoline, qui la reconduisit à la rive del Carbon, où le rassemblement délibérait encore. — J’ai réussi, dit-elle à ses amis ; les soldats lombards ôteront les balles de leurs cartouches ; le sergent glissera deux mots dans l’oreille de notre pauvre patron en lui ban-