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si tu veux. — Mes amis, ajouta-t-il en s’adressant aux gens du peuple, laissons ces étrangers opérer leur retraite, et allons à la Merceria chercher des étoffes pour orner nos fenêtres de drapeaux aux trois couleurs nationales.

Dans le magasin le mieux achalandé de la Merceria, on trouva de quoi faire un bon nombre de drapeaux aux trois couleurs italiennes. Centoni paya les frais sans marchander, et le rassemblement se dissipa. Deux jours après, on ne voyait plus de drapeaux aux fenêtres. La consternation était sur tous les visages. On n’entendait que le son aigre des tambours autrichiens sonnant la marche avec leur lenteur ordinaire et le pas pesant des soldats qui reprenaient le chemin des casernes. L’armistice et les préliminaires de la paix de Villafranca étaient connus. Comme en 1797 et en 1849, Venise sacrifiée ne recueillait de tout le sang qui venait de couler que des témoignages stériles de sympathie et de bonnes promesses de l’Autriche, qui jamais n’avait tenu ses promesses.

Le soir de ce triste jour, une heure avant le coucher du soleil, on vit un peloton de soldats sortir du palais Foscari, descendre par les escaliers du Rialto sur la rive del Carbon, et cerner les issues d’une maison. Don Alvise pleurait, la tête dans ses deux mains, lorsqu’il fut tiré de ses rêveries par l’arrivée des uniformes précédés d’un homme en habit vert. L’égorgeur forcené de la place Santa-Lucia était réintégré dans ses fonctions d’agent de police. — Seigneur Centoni, dit-il, pour peu que vous sachiez les nouvelles, ma présence ne doit pas vous surprendre.

— Comment ! s’écria don Alvise, tu m’as dénoncé ?

— Eh ! sans doute ; pouvais-je m’en dispenser après les intéressantes révélations que vous m’avez faites l’autre jour ?

— Mais tu me dois la vie, misérable !

— Bien plus, je vous devrai ma fortune, car on me récompensera certainement d’avoir su découvrir les menées d’un homme aussi dangereux que vous. Croyez à ma reconnaissance, messer Alvise. Comment pourrais-je vous servir ? dites-le moi dans notre joli dialecte ; ces lourdauds qui nous entourent ne parlent pas chrétien.

— Eh bien ! si tu le sais, dis-moi ce qu’ils vont faire de moi. Ne me cache rien ; c’est l’unique service que je puisse accepter d’un homme de ton espèce.

— Par Bacchus ! vous êtes un homme fort, messer Alvise. Je vous dirai donc la vérité : ils n’ont pas dessein de vous mener à la noce ni de vous donner la couronne de Chypre et de Jérusalem. Cherchez vous-même ce qu’on doit espérer de gens humiliés, vaincus, pleins de rage, et qui ont entre leurs mains un rebelle dans le cas de récidive, en temps de guerre et sous l’état de siège.