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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/23

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décision dans le problème de la composition des peuples. Quoi qu’il en soit, le fait est constant, l’esprit émancipateur du temps a introduit chez les nations une certaine foi dans le droit qu’elles ont de faire respecter leurs instincts et leurs vœux, et cette foi ne permet plus de rayer le principe de nationalité, ainsi expliqué, de la liste des idées, je veux dire des forces dont on doit tenir compte quand on veut spéculer et surtout influer sur les destins de l’Europe.

Enfin, et comme la plus générale des impulsions de la civilisation moderne, il faut noter celle qui emporte toutes les sociétés comme tous les individus vers un accroissement de bien-être. Elle n’est certes pas entièrement nouvelle, et, depuis que les hommes ont cessé de se nourrir de glands et de se vêtir d’écorce, ils ont cédé à ce besoin de rendre la vie moins dure, plus facile et plus assurée ; mais dans cette course au bien-être il y a eu de longues stations d’immobilité et comme d’engourdissement. C’est depuis trois ou quatre cents ans que le mouvement est devenu rapide, continu, général ; mais jamais il ne s’est manifesté par une progression aussi marquée que dans notre siècle. Jamais on n’a eu une conscience aussi distincte de cet effort, aujourd’hui plus raisonné qu’instinctif, vers l’amélioration de notre condition sur la terre. On s’en fait une loi, un devoir, un honneur, et de hautes intelligences bornent même leur ambition à nous conquérir quelques plaisirs de plus. Secondée et comme ennoblie par le progrès des sciences, plus vouées que jamais, comme le veut Bacon, à l’utilité, la recherche du bien matériel de l’humanité est systématiquement proclamée l’œuvre et la gloire du temps. Heureusement le corps et l’âme sont assez étroitement liés pour que l’esprit gagne quelque chose à des progrès de l’ordre mécanique, et l’on ne peut assurément prétendre qu’une activité qui a produit entre autres choses la navigation à vapeur, les chemins de fer et le télégraphe électrique, n’ait aucunement servi les intérêts intellectuels et moraux de la société universelle. Tout le savoir de l’homme s’épand sur le globe avec une vitesse infinie, et la civilisation s’élève.

Mais cet amour ou plutôt cette passion de bien-être qui nous est si naturelle peut, encouragée, surexcitée par les progrès sociaux, devenir exclusive et occuper la place d’autres désirs d’un ordre plus élevé. Il se peut que, si l’industrie et le commerce prennent un grand essor, si l’administration emploie son influence à développer, à exagérer les signes les plus apparens de la prospérité publique, l’imagination des peuples, éblouie et séduite, se détourne de la gloire et de la liberté. La politique peut gouverner les hommes par leurs sens, et si cet art insidieux a été étranger à l’absolutisme d’ancien régime que nous avons vu redouter ou négliger même les