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Besoin n’était d’avoir pénétré bien avant dans les secrets d’état, grâce aux révélations des intéressés, pour deviner ce qui se passa entre le ministre et l’amiral Persano. La clameur publique faisait loi : il fallait une revanche à Custozza. Aux objections de l’amiral qu’on ne pouvait compter ni sur les officiers ni sur les équipages à peine dégrossis, le ministre répondait : « Allez donc dire à ce peuple qui, dans sa folle vanité, croit ses marins les premiers du monde, qu’avec les trois cents millions dont nous avons grevé sa dette, nous n’avons su lui préparer qu’une escadre incapable de combattre les Autrichiens ! Il nous lapiderait ! Qui donc a jamais parlé de la marine militaire de l’Autriche autrement qu’avec dérision ? Si l’amiral Tegethof refuse le combat, opérons une descente sur la côte, enlevons Lissa d’un coup de main. Lissa, à cinquante milles au sud-est d’Ancône, par sa position centrale dans l’Adriatique, nous donnera la domination de cette mer. »

Opérer à la hâte et sans dispositions préalables un débarquement contre une position fortifiée, sous la menace d’une escadre prête à fondre sur lui : à cette pensée, l’amiral Persano se sentit comme un dard au cœur ; il lui fallait au moins un corps de débarquement de quelques milliers d’hommes pour s’emparer de l’île et l’occuper ; mais au milieu de l’universel enivrement la raison ne pouvait plus se faire entendre. L’ordre péremptoire d’agir, n’importe comment, était venu du quartier-général de l’armée. Jusqu’au député Boggio qui, tout exalté, accourait le lorgnon dans l’œil pour s’embarquer comme volontaire attaché à l’état-major de l’escadre de conquête ! On eût dit un pastiche de Jean-Bon Saint-André, sur la flotte de la république lors du désastre de prairial, immortalisé dans les fastes populaires par la légende du Vengeur. Le mouvement était irrésistible, l’amiral Persano fut entraîné ; que de grand cœur nous ajouterions : Victime dévoilée du fol enthousiasme de son pays, si nous reconnaissions qu’il a fait tout ce qu’un véritable homme de guerre dans sa situation pouvait pour conjurer le danger et le tourner en triomphe ! Le malheureux ! on mettait en question jusqu’à son courage personnel !

Le 16 juillet 1866, à trois heures de l’après-midi, sans cartes, sans plans, presque sans renseignemens sur les moyens de défense de l’île, n’ayant même pas encore les 1,200 hommes de troupes de débarquement qu’on lui avait promis, il appareilla d’Ancône pour aller s’emparer précipitamment de Lissa. Lissa, la plus grande de ce groupe d’îles que la côte de Dalmatie projette dans l’Adriatique, est une masse montagneuse de 15 kilomètres de longueur sur 9 dans sa plus grande largeur. On y compte 4,300 habitans. Son sol est assez fertile ; la pêche de la sardine lui donne en