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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/332

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éclats ? Nulle maçonnerie ne résiste, fût-elle en blocs de granit, fût-elle même en gros cubes de fonte de fer : le sable seul et la terre meuble amortissent le choc ou détruisent l’effet de l’explosion en s’émiettant devant son souffle. Ainsi donc tous les grands ports de l’Angleterre, de l’Amérique, de la France, où les siècles ont accumulé pour des milliards de matériel, sont aujourd’hui sans défense propre contre la force navale. Il y a plus, ces magnifiques places de guerre, si menaçantes encore avec leur couronne de canons et que les nations sont habituées à considérer comme le palladium de leur existence, celles même que Vauban a tracées et qui, ne laissant voir que des reliefs en gazon, semblent défier canons et boulets, l’artillerie sans les approcher, avec ses feux courbes, rase l’arête de leurs glacis, descend au fond du fossé, sape l’escarpe à sa base, y ouvre une brèche et fait tout crouler. Nul gouvernement n’a osé encore aborder de face la question ; on cherche à la tourner sournoisement, du moins pour ce qui regarde les fronts de mer, en inventant des torpilles ; on voudrait se flatter qu’à l’aide de mines sous-marines ainsi semées sous leurs flancs on tiendra les vaisseaux à distance. Vain espoir ! quand on pense avec quelle facilité un amiral habile, soutenu d’officiers résolus tels que la dernière guerre en a révélé chez les Américains, tels qu’on en trouverait sans doute en France, peut, comme en se jouant, balayer les passes de ces engins si redoutables en imagination, croira-t-on que la suprême protection des ports réside dans cette simple pièce d’artifice ? Reste pour la forteresse comme pour la muraille du navire la cuirasse en fer ; mais quel budget y résistera ? En vain les gouvernemens, comme par un accord tacite, laissent sous le voile cette difficulté, elle éclate à tous les yeux. Eh bien ! quoi ? l’homme est en marche sous le drapeau de la science, il n’a de grandeur qu’à la condition de vaincre et de dompter les élémens qui lui font obstacle dans la nature ; la science, ce formidable pionnier de la civilisation, sape et renverse de bien autres donjons que nos citadelles à courtines et à bastions. Les vieilles sociétés s’écrouleront, les antiques religions s’effaceront sous ses coups, ainsi que croulent nos forts de granit, ainsi que s’efface à nos yeux cette belle marine en bois, l’orgueil de notre jeunesse ; mais d’autres sociétés s’élèveront, les âmes craintives ne manqueront pas de nouvelles croyances pour nourrir leurs rêves, de nouvelles citadelles se dresseront menaçantes, comme s’élève de notre vivant la nouvelle marine de guerre : l’important pour les chefs d’état, c’est de ne pas faire fausse route, car l’homme survivra.

L. Buloz.