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réservoir humain toujours rempli, d’où la vie a coulé sans cesse et s’est répandue comme les torrens et les rivières qui prennent leur source dans ses montagnes. De bonne heure, les ambitions féodales se sont senties à l’étroit dans ce coin de terre, aussi bien que les existences les plus humbles, et l’on voit de grandes familles, d’abord vassales, des comtes et des ducs de Savoie, refluer sur les autres pays pour y chercher un plus vaste théâtre d’activité : en France, les familles alliées des Coligny et des Montbel-d’Entremont, dont l’héritière, mariée en secondes noces à l’amiral six mois avant le massacre de la Saint-Barthélémy, disparaît dans une prison ignorée, coupable seulement d’avoir été un moment l’épouse du grand homme ; en Hollande, Marnix de Sainte-Aldegonde, l’auteur du Compromis de Breda par où commença la guerre de l’indépendance, le puissant démolisseur de la vieille église, le conseil et le bras droit du Taciturne ; à Genève, enfin Bonnivard, le mordant écrivain des Chroniques de Genève, le spirituel prieur de Saint-Victor, l’Érasme savoyard qui fraya les voies à la réforme et à l’indépendance de son pays.

Cette féodalité alpestre présente des traits de mœurs qui la distinguent profondément de la féodalité franque. Elle n’a pas l’orgueil de race de celle-ci, ni sa vanité, ni le besoin de dominer la monarchie et le peuple. On reconnaît en elle les qualités des chefs burgondes, auxquels Ménabréa rattache la plupart des anciennes familles de la Suisse française et de la Savoie, leur humeur pacifique, leur esprit docile à l’ascendant royal. Après le premier coup frappé sur elle par Humbert, elle se laisse gagner au prestige impérial qui environne les successeurs de ce prince, elle descend de ses châteaux plantés sur les sommets des monts, entre peu à peu dans la sphère d’attraction de la petite cour, voyage avec elle de Chambéry à Turin et de Turin aux villes de la Suisse, car ce n’est pas d’aujourd’hui que les princes de Savoie ont l’humeur voyageuse. La situation géographique de leurs domaines jetés sur les deux versans des Alpes leur a fait de bonne heure une nécessité de ces voyages. Toutefois, pour réduire à une subordination complète et définitive toutes ces petites indépendances, il leur a fallu une patience sans égale. C’est ici que se décèle le tempérament particulier de la maison de Savoie. On ne la voit jamais impatiente ni violente à l’égard des hobereaux qui faisaient obstacle à son autorité. De ces quarante générations de comtes, de ducs et de rois, il en est sans doute plusieurs qui ne font pas grande figure dans le monde, qui sont ou malheureux ou incapables, en qui les traits de la famille semblent bien effacés ; mais on n’en trouve pas un dont on puisse dire qu’il a été violent et cruel. Ils se sont