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immobile et ne tentât pas d’arrêter les travaux. « Sire, répondit celui-ci, votre majesté a besoin d’un fort à cet endroit ; son altesse le duc de Savoie veut bien en faire les frais. Laissons-lui ce soin ; ce sera mon affaire d’en prendre possession quand le fort sera fini. » Il s’en empara, comme il l’avait dit, en moins de deux heures, la nuit du 13 mars 1598, au clair de lune. Par ses heureux coups de main sur les deux versans et avec les seules forces qu’il recrutait parmi les montagnards des Alpes, il arrêta l’invasion pendant cinq ans, et donnait à la France le temps de respirer et de se reconnaître dans son libérateur.

La conversion d’Henri IV au catholicisme fut le coup de grâce du hardi projet mis en avant par le sénateur d’Allery. Elle fut plus utile à ses intérêts que le gain de vingt batailles, dit un écrivain savoyard[1]. En même temps qu’il gagnait Paris pour une messe, le Béarnais désarmait la ligue, réduisait au silence les passions anarchiques et rendait à la France la liberté de ses mouvemens au dehors. Il songea bientôt à profiter de cette liberté pour régler ses comptes avec le duc de Savoie. Celui-ci, en présence de cette conversion qui changeait la situation politique, s’était hâté de signer la paix de Vervins. Les frontières d’avant la guerre étaient rétablies de ce côté des Alpes ; mais de l’autre côté la question du marquisat de Saluces, que le duc occupait, était demeurée sans solution. Henri IV en réclama la restitution ou bien l’échange avec la Bresse. Un prince de Savoie n’a jamais su restituer une acquisition. Charles-Emmanuel tergiversa, souleva des fins de non-recevoir, et alla lui-même à Paris en 1599 pour débattre l’affaire. La ville et la cour furent étonnées de ses traits d’esprit et de ses vives reparties. Tout en lui était engageant, dit Muratori, et il était difficile de l’aborder sans se laisser charmer par son éloquence et sa politesse. Henri IV lutta de politesses et de complimens avec lui. « Je ne connais, lui dit-il, que deux hommes qui méritent le nom de grands capitaines, Charles-Emmanuel, duc de Savoie, et Maurice de Nassau, prince d’Orange. — Avec moins de modestie, répondit le duc, vous pourriez, sire, en ajouter un troisième couvert de plus de lauriers encore. » Mais Sully avait l’œil sur Charles-Emmanuel, épiait toutes ses démarches et ne se laissait point gagner par ses belles manières. Il le conduisit un jour à l’Arsenal au milieu des ouvriers occupés à fondre des canons. « A quoi bon tant de préparatifs de guerre en pleine paix ? demanda le duc. — C’est pour prendre Montmélian, » répondit Sully. C’est alors que, piqué au vif et voyant l’orage près de fondre sur ses possessions cisalpines, le duc entra

  1. Mémoires historiques, t. II, Costa de Beauregard.