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sortaient de chez eux pour reprendre la lutte interrompue. Ils quittèrent même la ville pour se battre plus à l’aise dans la campagne, et pendant quinze jours toutes les affaires durent être suspendues. Enfin tout rentra peu à peu dans l’ordre, grâce à l’intervention des membres les plus influens des deux congrégations. Les Anglais eurent le bon sens de relâcher leurs prisonniers, en se bornant à en exécuter deux pour crime de meurtre dûment constaté. D’autres troubles éclatèrent en 1857. Par un hasard qui pouvait paraître de mauvais augure, ils coïncidaient avec la grande révolte au sein de laquelle faillit sombrer la puissance britannique dans l’Inde ; mais les Chinois ne songeaient à rien de semblable. Une fausse interprétation donnée par eux à des mesures récemment prises par le gouverneur avait causé tout le mal : se croyant à tort menacés d’une amende de 500 roupies (1,250 francs) chaque fois qu’ils seraient convaincus de s’être livrés au jeu, et se jugeant en toute humilité incapables de ne pas retomber occasionnellement dans ce péché favori, ils réclamaient, non contre le principe, mais contre le taux de l’amende. Une simple explication suffit à rétablir la tranquillité. Pour comprendre les craintes des Chinois, il faut savoir à quel point les domine la passion qui se trouvait mise en cause. Le jeu fut affermé par le gouvernement anglais jusqu’en 1829, comme l’est encore le commerce de l’opium, et si les revenus des deux fermes avaient suivi la même progression, il donnerait aujourd’hui plus d’un million par an à la colonie, tandis que l’ensemble des amendes annuelles encourues pour ce délit ne s’élève guère à plus de 30,000 francs. Si active que soit la surveillance, elle n’atteint pas la centième partie des délinquans ; aussi beaucoup des résidens de Singapore reviendraient-ils volontiers au système de la ferme, qui avait au moins l’avantage de peser également sur tous.

A Manille et à Batavia, ces deux échauffourées auraient assurément provoqué le renouvellement des édits de proscription. Les Anglais se gardèrent de commettre une pareille faute ; ils sentaient trop combien leur étaient utiles ces émigrans que ne rebutait aucune profession, et qui, grands ou petits, contribuaient si efficacement au mouvement commercial du pays. Admirables dans les rangs inférieurs pour leur esprit d’ordre, on n’aurait qu’à les louer sans réserve, si le jeu et l’opium ne formaient ombre au tableau. Leur frugalité surtout est inouïe : qui ne les a vus rentrer après le travail en rapportant chez eux 100 grammes de viande de porc et trois ou quatre sardines ? Avec une poignée de riz, il n’en faut pas davantage pour le souper du soir et le déjeuner du lendemain. Ceux qui ne veulent pas s’embarrasser du soin de leurs repas ont recours aux cuisines ambulantes promenées dans la rue par leurs