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Chez elle aussi, tout est à facettes, tout est ondoyant et divers. Elle s’enflamme pour Pascal et elle savoure Rabelais ou les Cordes de La Fontaine. Elle a de la vertu, mais c’est une vertu qui n’a rien de farouche, qui entre dans les sentimens, dans les faiblesses des autres. Avec une imagination aventureuse et légère, elle est merveilleusement raisonnable, sensée et même économe dans sa vie, et ce n’est pas elle qui ferait comme cette comtesse de Fiesque, dont elle disait qu’elle « comptait pour rien la petite terre où il ne vient que du blé, et croyait avoir fait une affaire admirable de l’avoir vilement donnée pour avoir des miroirs d’argent et autres marchandises. » Elle se livre à sa gaîté avec délices, et tout à côté elle aura des traits d’une vive, nette et rapide éloquence sur M. de Turenne, ou bien elle parlera de la mort, de l’inconnu, de l’heure dernière avec l’accent le plus pénétrant : « Je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte… Et comment en sortirai-je ? Par où ? par quelle porte ? quand sera-ce ?… » Sait-elle qu’elle se rencontre alors avec saint François de Sales ? Et de fait l’on peut se rencontrer de plus loin, puisqu’elle tient à l’aimable saint par son aïeule, Mme de Chantal, comme elle tient à Bussy, comme elle tient à tout, — et tout ce qu’elle est, elle l’est sincèrement, naturellement, dans la mesure la plus charmante de la vérité humaine.

Qu’y a-t-il de plus humain que la religion de Mme de Sévigné ? Pour tout dire, j’ai bien dans l’idée qu’elle est quelque peu hérétique, que la mère et la fille, quand elles échangent leurs confidences sur ce point, vont plus loin qu’elles ne croient. Elles s’accusent réciproquement d’hérésie, ces deux étranges théologiennes, et elles ont peut-être raison toutes les deux. Ce n’est pas que Mme de Sévigné n’y mette toute sa bonne volonté ; elle fait ce qu’elle peut. Elle a de bonnes apparences, comme elle dit ; elle a l’église, elle ne manque pas le sermon : le père Bourdaloue la ravit, l’office de la semaine sainte l’émeut. Au fond, elle a toujours un compte ouvert avec elle-même en matière religieuse, et elle se fait une dévotion à sa manière. D’abord elle n’aime guère les jésuites. « Je vous admire, écrit-elle à sa fille, d’être deux heures avec un jésuite sans disputer ; il faut que vous ayez une belle patience… Je vous assure que, quoique vous m’ayez souvent repoussée politiquement sur ce sujet, je n’ai jamais cru que vous fussiez d’un autre sentiment que moi… » Elle inclinait plutôt, ne fût-ce que par générosité, vers Port-Royal, dont elle a tous les livres rangés sur. un rayon de sa bibliothèque des Rochers ; mais là aussi elle trouve des difficultés, on lui subtilise trop la religion, et, tout compte fait, elle va devant elle, prenant un peu de tous les côtés, retranchant un