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les beaux yeux de la Patti, qui la chante haut la main, haut le pied, car elle y danse à vous ravir d’aise. Impossible d’avoir dans le gosier plus de perles à égrener sur un tissu que, somme toute, on ne risque guère à trop vouloir broder. Ces vocalises d’un goût déjà vieillot, ces variations, à la longue insupportables, dont il lui plaît d’affubler dans la Sonnambula la musique de Bellini, qui pas plus que celle de Donizetti dans la Lucia ne semble lui avoir encore livré le secret de ses tendresses et de ses larmes, tout ce fatras de points d’orgue, de staccati, d’arpèges, tous ces exercices de piano que l’adorable enfant traîne après elle dans sa course aux papillons, ce joli, ce pimpant, ce clinquant, ici dans Crispino sont à leur place. Allez la voir chanter, danser son duo du second acte avec le ciabattino. Est-elle assez bien chaussée pour une cordonnière ! quel pied mignon et quels gazouillemens de colibri ! Incominci’al saltellar ; elle chante, et, levant le coin de son tablier, pince un rigodon. À ce double talent, le public n’y tient plus, il tressaute sur ses bancs, éclate en bravos frénétiques, et chaque soir se renouvellent des furies comme de mémoire de dilettante n’en connut jamais cette salle Ventadour, où les Pasta, les Sontag, les Malibran, les Frezzolini, ont pourtant passé.

Mais en ce siècle épris de rococo, et qui semble apporter en toutes choses les manies du collectionneur, il s’agit beaucoup moins d’être une grande artiste que d’être une petite merveille. Elle chantait, ne vous déplaise, et maintenant elle danse, rien ne manque à la curiosité. Ainsi monté, ce Crispino sera pendant tout l’hiver l’enchantement des Athéniens de Paris. Je ne suppose pas que les frères Ricci se fussent jamais doutés d’avoir produit une œuvre si mirifique. Du train dont nous y allons avec nos extravagances, nous finirons par mettre cette joyeuseté musicale à côté du Barbier de Rossini. Il y a dix-sept ans environ que cela fut donné à Venise au petit théâtre de San-Benedetto. Il me semble encore que j’assiste à la répétition générale : une salle obscure tout imprégnée de l’humidité saline des lagunes, des banquettes vermoulues, mais sur la scène, dans l’orchestre, une troupe intelligente, remuante, adroite à se multiplier. Quatre quinquets puans composaient l’éclairage. C’étaient des conversations, des gestes, des appels comme sur la place Saint-Marc, et dans ce bruit, dans ces ténèbres, tout ce monde-là se retrouvait, chantait, répétait en conscience sans qu’il y parût. La pièce devait aller en scène le lendemain, et je me demandais comment la chose pouvait avoir lieu, lorsque mon gondolier, qui du fond du parterre venait de suivre en tapinois le spectacle, me rassura complètement. Cet homme, avec ses yeux de lynx, avait débrouillé le chaos, vu la lumière, et du premier coup, mieux que le plus raffiné dilettante, découvert le fameux trio des apothicaires et pressenti ses triomphantes destinées. Épreuve sur papier à sucre d’un ouvrage dont le Théâtre-Italien nous a fourni plus tard l’édition magnifiquement illustrée, cette répétition me revient à la mémoire chaque fois que j’entends la Patti dégoiser son prodigieux six-huit du second acte. Parlez-moi de ces musiques sans