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conséquence pour bien faire valoir les virtuoses ! On n’y suit d’autre loi que son caprice. On vocalise, on trille à cœur-joie sans que la critique trouve à redire ; au contraire, plus vous multipliez les agrémens, les broderies et les soutaches, plus elle applaudit. La garniture, du moins cette fois, ne nuit point à l’étoffe. De toutes ces variations, de toutes ces gammes chromatiques, vous jouissez comme d’un joli feu d’artifice tiré dans le vide, et dont les baguettes ne risquent plus d’endommager l’architecture d’un Parthénon quelconque.

Jamais encore Mlle Patti n’avait rencontré pareille aubaine. Son succès dans ce rôle d’artisane accorte, délurée, un peu grivoise, n’a point d’exemple. Du consentement de ses plus forcenés admirateurs, la diva s’est surpassée elle-même. L’aveu nous plaît, et nous en tenons acte, car il s’accorde entièrement avec l’opinion que nous avons toujours mise en avant. Que ceux qui rêvaient pour leur idole le cothurne de Melpomène ou le brodequin de Thalie en prennent leur parti de bonne grâce, l’idole a trouvé chaussure à son pied. Ce succès étourdissant de la jeune virtuose dans Crispino aura du moins cet avantage de couper court à la discussion. Nous a-t-on assez répété depuis trois ans à propos de ce mignon talent de Dugazon italienne qu’on prétendait nous donner pour le génie d’une Malibran en herbe, — s’est-on assez écrié sur tous les tons de la louange et du fanatisme : « Attendez, et vous la verrez dans le grand répertoire ! Vous n’avez encore devant les yeux que l’enfant-prodige, laissez se dégager la grande artiste ! » Nous avons attendu, et la métamorphose n’a point eu lieu, et cette organisation d’élite, mais ridiculement surfaite, en est venue, après deux ou trois essais mal réussis, à trouver son terme de perfection dans le principal rôle d’une opérette à la Fioravanti. On nous avait solennellement donné rendez-vous dans le temple de Bélus à Babylone, dans le palais du More de Venise, et c’est à l’échoppe du savetier Crispin qu’on nous ramène. Quant à moi, ce que j’en dis n’est point un blâme, je constate un fait, voilà tout. Renonçons à ces engouemens de coterie, à ce luxe de panégyriques, finissons-en avec ces dithyrambes dont les strophes sont marquées par des coups d’encensoir. Voyons dans le talent de Mlle Patti ce qu’il y a, et tâchons de nous arranger de manière à nous passer de ce qu’il n’y a point : ce qu’il y a, c’est une voix exquise, un sens inné de la musique, de l’entrain, du naturel, tous les dons de la jeunesse, une virtuosité infuse ; ce qu’il n’y a pas, c’est le souffle et l’accent supérieur, le goût de l’idéal, la grande intelligence, la grande âme et le grand style. L’art de chaque époque a son optique. Aujourd’hui par exemple nous voyons petit, nous voulons qu’on soit amusant. La Patti, M. Sardou, c’est le même art. Tout se tient. La période où florissent les Bons Villageois, la Famille Benoiton, devait avoir la Patti pour cantatrice, de même que la période d’Hernani, de Marion de Lorme, des peintures de Delacroix, eut la Malibran. Il ne reste au Théâtre-Italien qu’à prendre leçon des circonstances. Le répertoire de Mozart, de Rossini, a fait son temps. Vouloir persister serait la ruine. Qui sait si