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captive, vous attire ? On dirait le souffle tiède, enivrant, d’une de ces nuits du midi où le parfum des orangers vous monte à la tête.

La musique de Rossini a de ces enchantemens. Plus ou moins, toutes ses mélodies se ressemblent, ou, pour mieux dire, ont entre elles un air de famille. Tandis que chez certains Allemands, Beethoven par exemple, toute mélodie a son caractère particulier, son identité, pour le tragique comme pour le comique, Rossini a sa phraséologie, qu’il applique à son sujet avec une dextérité merveilleuse. Il donne aux personnages, aux situations, une couleur générale, et cela lui suffit. Otello, du commencement à la fin, porte la trace de ce procédé thématique. On y parle presque sans cesse le langage conventionnel de l’ancien opéra seria, et le troisième acte même paraît avoir immensément perdu de sa mélancolie depuis que l’âme des grandes tragédiennes s’en est retirée. Je m’étonnais l’autre soir d’être si peu ému par la célèbre romance du Saule. Ce chant de mort me semblait bien fleuri, ce pathétique théâtral, avec ses roulades, manquait absolument de persuasion ; tant de variations, de points d’orgue me donnaient à penser que cette Desdemone avait peut-être moins à cœur d’épancher ses tristesses que de montrer au public, avant de mourir, le bon emploi qu’elle a fait des leçons de son maître à chanter. Faut-il attribuer de telles impressions à la seule insuffisance d’une exécution dépourvue de toute espèce de prestige ? ou ne serait-ce pas mieux de voir là la simple conséquence de l’effet produit par la fréquentation plus assidue des maîtres vraiment convaincus ? Kiesewetter appelle période Beethoven-Rossini l’époque qui s’étend de 1800 à 1832. Ces deux noms indiquent en effet deux extrêmes. On a beaucoup argumenté dans le temps sur ce que Beethoven refusa de recevoir la visite de Rossini. Il n’y eut dans cette action, très reprochable, j’en conviens, au point de vue du savoir-vivre, aucune espèce de mauvais sentiment. Beethoven ne connut jamais la basse envie. Il admirait Cherubini du fond de l’âme, s’écriait avec transport : « Te voilà donc, mon brave garçon ? » en serrant dans ses-bras le Weber du Freyschütz ; mais dans Rossini que pouvait-il voir, sinon le représentant d’un goût frivole qu’il réprouvait, détestait, sinon un brillant génie précurseur et fauteur de toutes les décadences d’un art auquel il avait consacré toutes les forces de son être, lui, dont la jeunesse s’était écoulée sous le règne des Haydn, des Mozart ? Quand le dessert vient sur la table, pensait-il, c’est que le banquet tire à sa fin, et Rossini, c’était le vin de Champagne et les sucreries. Quel besoin ce solitaire avait-il de la visite d’un muscadin auquel, dans la brusquerie de sa franchise inexorable, il n’aurait trouvé à dire que ces mots que Schiller met dans la bouche de Brutus rencontrant César : « Passe à gauche, moi, je vais à droite ! » On discutait alors partout ce fameux thème : de Rossini ou de Beethoven, lequel est le plus grand ? La question aujourd’hui dure encore : affaire de goût, de tempérament ; c’est, habillée à la moderne, l’antique allégorie d’Hercule entre les deux voies. Si vous êtes de la race des héros, si vous aimez les combats corps à corps avec les monstres, l’âpre