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processions de candidats. Le public d’ailleurs, assez bonhomme de sa nature, commence par s’émerveiller de tant de luxe ; une idée par jour, un ténor par soir, il semblerait qu’un tel régime dût suffire à son bonheur. Point du tout ; il se fatigue, se désaccoutume, tant de débuts l’importunent, l’obsèdent, et peu à peu vous le voyez s’éloigner d’un théâtre où d’une année à l’autre tous les visages changent sur la scène, où l’intérêt d’un habitué ne sait à qui se prendre. S’il vient encore, ce sera pour entendre chanter la Patti et surtout pour l’applaudir avec fureur… quand elle danse ; mais que voulez-vous qu’il fasse d’Otello lorsque Mlle Emmy La Grua joue Desdemona, et M. Pancani le More ? De pareilles représentations ne sont bonnes qu’à vous faire rêver du passé. Le théâtre fournit l’orchestre, les décors, et votre imagination, vos souvenirs pourvoient au reste. Comme ces acteurs du théâtre fiabesque auxquels Gozzi se contente de livrer le tracé d’une pièce, vous complétez le scénario, vous rendez à ces personnages la physionomie, le geste, l’inspiration d’une Malibran, l’accent suprême d’un Rubini ; vous entendez ces grandes voix éteintes, ces nobles génies disparus vous parler par la bouche des ombres chinoises qui s’agitent devant vos yeux. On nous reproche d’aimer les vieilles cantatrices, c’est absolument comme si l’on accusait M. Cousin d’aimer les vieilles femmes parce qu’il se complaît dans l’étude et l’admiration des héroïnes de la fronde. Tâchons de distinguer entre le passé et ce qui est vieux : le passé appartient à l’histoire, se perpétue dans son intégrité ; ce qu’il fut, il l’est et le sera à travers le temps en dépit de toutes nos contestations. Il n’y a de vieilles cantatrices que celles qu’on rencontre, les autres ne sont plus ou sont pour toujours. « A Judith Pasta, messieurs ! s’écrie le personnage d’un des plus charmans contes de M. Mérimée ; puissions-nous revoir bientôt la première tragédienne de l’Europe ! » Voilà un toast qui n’a point vieilli, et que Stendhal à coup sûr porterait aujourd’hui en soupant à la Maison-d’Or après une de ces désastreuses représentations d’Otello qu’on nous offre.

La musique de Rossini finira par y succomber. Rien ne ressort désormais que ses défauts. Cette uniformité dans la coupe des morceaux donne aux opéras de Rossini, aux tragiques surtout, une monotonie dont la surabondance des détails, le flot de vie qui déborde autour de vous, ne vous empêchent pas de sentir à la longue l’influence. La précipitation avec laquelle le maître travaillait se trahit à chaque instant par le retour des mêmes harmonies. Ces cadences finales succédant à l’allegro, ces interminables andante, péristyles obligés de son architecture en matière de morceaux d’ensemble (mi manca la voce dans Mosè, incerta l’anima dans Otello), tout cela provoque à présent, même chez les plus fidèles, un involontaire bâillement. Et cependant que de grâces encore et de richesses dans ces ouvrages ! que de beautés dans cette partition d’Otello, dont, au dire du maître, le troisième acte seul mériterait d’être épargné ! Quel homme, en contemplant certains portraits de femme de Titien, n’a saisi dans ces yeux noirs, splendides, la mystérieuse ardeur d’un sensualisme qui, se dérobant, vous