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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/528

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II.

Avant même d’attaquer, en cas de guerre, le territoire des nations ennemies, la Grande-Bretagne a dû songer naturellement à défendre son propre littoral contre les surprises d’une flotte étrangère. On sait en effet avec quelle vigilance étaient surveillées sous le premier empire les rives de l’Angleterre, et à quelles alarmes donna souvent lieu l’ombre suspecte d’un navire flottant à l’horizon. Depuis lors, grâce à un constant état de paix, les gardes-côtes ont été institués bien moins encore pour déjouer les projets des envahisseurs que pour arrêter les manœuvres des contrebandiers. À cause du voisinage de la France, la fraude avait pris de l’autre côté du détroit des proportions gigantesques. Que de récits n’ai-je point été à même de recueillir en Cornouaille et ailleurs sur le compte de ces anciens smugglers (contrebandiers), qui n’existent plus guère aujourd’hui qu’à l’état de légende ! Un honorable habitant des côtes trouvait le matin dans ses caves deux cents tonneaux d’eau-de-vie dont la veille encore il n’avait nullement connaissance. Comment pouvaient-ils être venus là ? Un avis écrit à la main lui enjoignait, sous les menaces les plus sévères, de ne souffler mot. Effrayé, il refermait la porte en jurant n’avoir rien vu. Quelques jours après, les tonneaux avaient disparu à l’exception de deux ou trois barils qu’on lui laissait pour le remercier de son silence. Le plus souvent encore les marchandises à peine débarquées du vaisseau étaient enterrées sous les sables ou recelées dans de profondes cavernes d’un difficile accès, s’ouvrant à la base des rochers. La vente de ces objets qui n’avaient point payé les droits se trouvait conclue d’avance : le seul embarras était de les transporter dans l’intérieur du pays. Des hommes s’introduisaient la nuit dans les fermes, déliaient les chevaux à l’écurie, les harnachaient et conduisaient eux-mêmes leur cargaison dans les chariots du fermier vers un endroit convenu. Chevaux, voitures, tout était ensuite fidèlement rendu et sans bruit : on y ajoutait même un cadeau pour la fermière, tel qu’un beau châle ou une parure de dentelles. La vérité est que la population des campagnes, sans prêter main-forte aux contrebandiers, les soutenait par une sorte de complicité morale : ils payaient si généreusement les services qu’on leur rendait ! L’exercice d’un tel métier (car la contrebande était vraiment devenue une profession) n’entachait guère le caractère d’un homme. Les prouesses, les aventures, les entreprises à main armée de ces chevaliers errans de la fraude enflammaient au contraire l’imagination et le cœur du sexe faible. Les marins, les pêcheurs trempaient volontiers dans ce