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yeux, d’où il résulte qu’après quelques années le costume de ces fiancées de la mer ne répond pas toujours au goût des générations nouvelles. Au moment où j’étais en train de regarder une ancienne figure habillée d’une robe collante à volans, un jeune marin qui passait près de moi ne put retenir cette réflexion : « Jolie femme! il ne lui manque en vérité qu’un peu de crinoline. » De telles statues de bois penchées en avant du navire perdent généralement leurs bras dans la lutte qu’elles ont à soutenir pendant la traversée contre les vents et contre les flots. Ces idoles que consacre un souvenir de cœur et auxquelles les matelots attachent dans certains cas une sorte de confiance superstitieuse, ont alors l’air bien désarmé ; mais toutes les mains de l’équipage ne sont-elles point là pour les défendre? Malheur à qui insulterait de pareils emblèmes! Et qui n’admirerait d’ailleurs la délicate attention du marin, qui, ne pouvant emmener à bord sa beauté en chair et en os, l’emporte du moins en effigie à la proue du vaisseau?

Il n’est au reste guère besoin de s’éloigner de Londres pour trouver les grands théâtres de l’industrie nautique. Dès 1805 avaient été ouverts entre Wapping et Shadwell les London docks, destinés à recevoir les navires chargés de vin, d’eau-de-vie, de tabac et de riz. Le terrain étant plus cher dans la ville que dans la campagne, les docks de Londres se distinguent par ce que les Anglais appellent un caractère compacte. Ici les vaisseaux se serrent les uns contre les autres dans des bassins dont on aperçoit à peine l’eau trouble et stagnante. Les magasins s’élèvent comme des forteresses et regorgent souvent de marchandises. Comment frayer sa voie sur les quais entre les murs de balles de coton nouvellement déchargées? Quel encombrement de produits exotiques! On ne s’étonne point encore outre mesure de voir remuer à la pelle des tas d’objets de première nécessité, tels que le sucre et le café; mais, pour quiconque n’est point familiarisé avec le monde du commerce, le moyen de retenir un mouvement de surprise devant l’accumulation de certaines drogues? Qui absorbera jamais ces dix-huit cents barils d’aloës? Aimez-vous la muscade, en voilà de quoi effrayer l’amphitryon même de Boileau. Préférez-vous la canelle, on en importe huit mille balles par an. Le visiteur marche souvent dans ces magasins au milieu de richesses dont il ne soupçonne guère l’importance. Qui dirait que ces laides bouteilles de fonte rangées sur le plancher d’une salle fermée à clé représentent une fortune? Elles contiennent du vif-argent, et l’on sait assez le prix de ce métal liquide. Le grand avantage au point de vue commercial est que, ces magasins étant placés sous la surveillance des officiers de la douane, le marchand n’est plus obligé comme autre-