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nati, — il était allé seul au théâtre aussi incognito que possible : on vint lui dire qu’une foule de peuple s’était rassemblée à la porte et demandait à le voir. « Je ne suis pas, dit-il, un homme politique. Le président des États-Unis est mon commandant en chef. Je regarde cette démonstration comme faite en opposition à la personne du président. Renvoyez ces braves gens chez eux. » Sommé une autre fois par une députation radicale de s’expliquer sur son opinion, il répondit que sa conscience lui défendait également d’attaquer la personne du président et de soutenir sa politique. Ce fut la seule déclaration de principes qu’il jugea convenable de faire. Type singulier d’indépendance républicaine et de rigoureuse probité militaire, sans faste, sans ambition, sans vanité, sans faiblesse, figure vraiment américaine.

M. Johnson sentait bien son isolement; mais son obstination proverbiale ne lui permit pas de reculer en face même de l’ennemi. Il se jeta à corps perdu dans une lutte inégale, et qui devait fatalement tourner contre lui. Jamais élection ne fut si chaude, si furieuse, que celle qui eut lieu au mois d’octobre dans la Pensylvanie, l’Indiana et l’Ohio. Les grandes élections de 1864, uniques peut-être dans l’histoire de la république américaine, furent de bien loin dépassées; tout fut bouleversé pendant les huit jours qui la précédèrent. Le commerce était suspendu, les manufactures fermées, le pays tout entier vivait sur les places publiques. Les orateurs et les agens électoraux n’avaient pas dormi depuis un mois, car c’est un rude métier que celui des hommes politiques dans une démocratie libre et en temps d’élections : la plupart meurent avant l’âge, et beaucoup sont atteints de folie au bout de peu d’années. Un étranger qui aurait débarqué en Amérique sans savoir ce qui allait s’y faire aurait cru que les deux partis s’organisaient pour la guerre civile.

Les démocrates, qui se sentaient moins nombreux que leurs adversaires, essayèrent de racheter leur faiblesse par une plus grande activité. Il y a dans l’art stratégique des élections américaines un procédé bien connu, qui consiste à transporter d’un poll à l’autre, et même souvent d’un état à un autre, des régimens d’électeurs nomades qui votent deux et trois fois. La séparation absolue des gouvernemens locaux et surtout la diversité des époques de l’élection dans les différens états permettent l’emploi général de ce procédé frauduleux, qu’on appelle plaisamment la colonisation. Or les démocrates avaient répandu un grand nombre de colonies sur toute la surface du pays. Pourtant les élections du mois d’octobre ne leur furent pas plus favorables que celles qui avaient précédé. La Pensylvanie d’abord se déclara contre eux. Il est vrai qu’à Philadelphie la journée avait été chaude, la majorité radicale