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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/853

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magne, mais à toute la civilisation européenne. Frédéric II a fait de la Prusse un des plus énergiques serviteurs de l’esprit moderne ; on ne détruit pas cet esprit-là. On peut le contenir, faire son éducation, lui indiquer sa route, lui rappeler ses devoirs, on peut et on doit lui apprendre bien des choses qu’il ignore ; on ne saurait l’anéantir au profit des régimes épuisés qui ont peur de la vie. M. de Beust, j’en suis convaincu, n’exprimait donc pas une opinion réfléchie quand il traitait de simple épisode le règne du grand Frédéric et prétendait le rayer de l’histoire. Quant à l’auteur du livre dont je parle, c’est bien là le fond de sa pensée ; le règne de Frédéric, l’œuvre de la Prusse, la tradition libérale et active du plus robuste enfant de la vieille Germanie, en un mot l’esprit de l’Allemagne du nord, relevé par le Suédois Gustave Adolphe, soutenu par le grand-électeur, et d’année en année se dressant toujours plus fier en face de l’Allemagne des Habsbourg, voilà l’épisode funeste dont il faut supprimer tout vestige. L’homme qui parle ainsi, notez-le bien, n’est pas un de ces polémistes dont les clameurs ne méritent que le dédain. Esprit grave au milieu de ses colères, ami de l’érudition curieuse et précise, il ne paraît pas se douter de l’exagération de son langage. Il est évident qu’il exprime des sentimens accumulés et irrités par des années de combat. Cela seul indique la violence des hostilités qui divisaient les deux Allemagnes, l’Allemagne prussienne et l’Allemagne autrichienne. Ce n’est pas seulement M. de Bismark et sa politique arrogante, ce n’est pas seulement Frédéric le Grand et son ambition sans scrupules, c’est l’existence même de la Prusse qui est le but de ses attaques. La Prusse était un danger public aux yeux de l’écrivain saxon, comme la France était un danger européen aux yeux de la sainte-alliance. Or, si ces vues étaient celles de l’Autriche et du parti autrichien des états secondaires, si ces sentimens, dont l’histoire nous échappait en détail et qui ont éclaté pour nous dans ce manifeste, étaient connus depuis longtemps au-delà du Rhin, si la Prusse se sentait menacée par un système qui lui avait attiré depuis quinze ans de cruelles humiliations, comment s’étonner qu’au premier cri de guerre tout le pays se soit levé, que tous les partis aient disparu, que M. de Bismark lui-même ait vu ses adversaires de la veille oublier tous leurs griefs ? Plus la politique de M. de Bismark excite chez nous de répugnance, plus nous devons désapprouver les adversaires maladroits, hommes d’état ou publicistes, qui lui ont fourni l’occasion d’exploiter à son profit les légitimes passions d’un grand peuple. Jeter le défi à l’esprit moderne dans la crainte que cet esprit ne devienne une arme aux mains d’un voisin arrogant, confondre avec les visées d’une cour ambitieuse les intérêts et les principes dont l’Allemagne du