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Bastille, mais il n’a pas imaginé d’envoyer Gentil-Bernard au Canada. D’ailleurs presque tous les poètes contemporains d’Ovide, notamment Horace, Virgile dans ses églogues, avaient écrit des vers plus répréhensibles que ceux d’Ovide, car ce dernier ne chanta que des passions qui peuvent se comprendre. Les vers d’Auguste sur Fulvie sont d’une grossièreté qu’Ovide ne se permit jamais. Le poète banni parle d’un autre tort qu’il confesse, et qui seul a pu être la cause véritable de son exil. Il y revient plusieurs fois, toujours en termes obscurs, s’accusant d’avoir vu ce qu’il ne devait pas voir :

Cur aliquid vidi ? cur noxia lumina feci ?


« Pourquoi ai-je vu quelque chose ? pourquoi mes yeux furent-ils coupables ? » Il se compare à Actéon. Ce que ses regards ont rencontré sans dessein peut faire rougir, et il doit le cacher :

Et quæcumque adeo possunt afferre pudorem,
Illa tegi cæca condita nocte decet.

Ces expressions voilées se rapportent très bien à quelque honte de la famille impériale, à un amour incestueux d’Auguste pour sa fille Julie, dont Ovide aurait été le témoin involontaire. L’une et l’autre en ce genre étaient capables de tout. On a supposé qu’il s’agissait d’une aventure entre Julie et Ovide lui-même ; mais les aveux et les réticences du poète ne s’accordent point avec une telle supposition[1] : ils s’expliquent mieux, si l’on admet que l’inceste impérial dont Caligula devait donner l’exemple avec ses trois sœurs avait commencé sous le toit modeste du sage Auguste[2]. J’avoue avoir de la peine à croire qu’Ovide eût rappelé si souvent un tel souvenir au coupable ; mais ce soupçon flétrissant est une juste punition du mystère qu’Auguste a laissé planer sur la faute si barbarement punie d’Ovide.

  1. Ovide dit positivement qu’il parle de la faute d’un autre :
    Alterius facti culpa silenda mihi.
    (Trist., n, 208.)
    Dans quelques passages, il est parlé d’une erreur :
    Sed partem nostri criminis error habet.
    (Ib., III. 5, 48.)
    Principiumque mei criminis error habet.
    (Ib., III, 6, 26.)
    Ovide semble vouloir insinuer qu’en voyant ce qu’il a cru voir il s’est trompé.
  2. Voltaire semble avoir admis à la fois l’amour d’Ovide et celui d’Auguste pour Julie :
    Amant incestueux de sa fille Julie,
    De son rival Ovide il proscrivit les vers.
    (Épitre à Horace.)