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portant d’énormes liasses de papiers entassées dans trois gros sacs de toile[1].

Qu’on se représente maintenant l’attitude des trois acteurs principaux dans ce singulier drame : à Dresde, la reine de Pologne humiliée par les soldats de Frédéric ; à Pirna, le roi de Pologne aussi captif au milieu de son armée que la reine en son palais ; Frédéric enfin, dans son quartier-général de Sedlitz, dominant tout le pays, faisant échec au roi, échec à la reine, ici imposant la loi à Dresde, là resserrant chaque jour un cercle de fer autour des troupes saxonnes, « qui se laissent affamer galamment. »

Que fait le roi de Pologne, tandis que Frédéric, avec sa volonté impérieuse et son humeur sarcastique, répand autour de lui l’activité qui le dévore ? Nul contraste plus grand que celui des deux souverains. Nous avons là en quelques traits l’histoire même de la Prusse et de la Saxe au XVIIIe siècle. Si l’écrivain qui rapporte ces choses était prussien, on pourrait croire qu’il essaie de justifier l’ardeur intempérante de Frédéric II par la somnolence d’Auguste III ; M. de Vitzthum n’est pas suspect, ses révélations n’en ont que plus de valeur. Que fait donc le roi de Pologne ? Pendant les six semaines qu’il a passées au camp de Pirna, au milieu de ses troupes bloquées, affamées, à qui chaque jour on diminue les rations et dont il faut soutenir la constance, — pendant ces six semaines d’épreuves (3 septembre — 6 octobre), c’est à peine si Auguste III s’est montré à son armée. Enfermé dans une maison seigneuriale du village de

  1. Voilà comment a pu être composé le manifeste célèbre publié vers la fin de l’année 1756 par ordre de Frédéric, et dont le titre est conçu en ces termes : Mémoire raisonné sur la conduite des cours de Vienne et de Saxe, et sur leurs desseins dangereux contre sa majesté le roi de Prusse, avec les pièces originales et justificatives qui en fournissent les preuves. Ces pièces justificatives, auxquelles Frédéric renvoie le lecteur dans le troisième chapitre de son Histoire de la Guerre de Sept Ans, et que le récent éditeur des œuvres complètes du roi, M. Preuss, a insérées comme annexe de ce chapitre (t. IV, p. 40-79), sont devenues en Allemagne l’objet d’une controverse qui dure encore. Il nous semble que la vérité, avec toutes ses nuances, se trouve dans cette lettre que le comte de Brühl adressait le 20 septembre 1756 au comte de Flemming, ministre de Saxe à Vienne : « Le roi de Prusse a fait ouvrir par force le cabinet et enlever les papiers, par lesquels il prétend aujourd’hui justifier toute l’horreur de ses procédés. L’enlèvement de ces papiers, auquel nous ne pouvions jamais nous attendre de la part d’un prince qui ne se déclare pas ennemi, nous fait, comme votre excellence le sent bien, une peine infinie ; il est certain que le roi de Prusse a pu voir qu’on n’a pas plaidé sa cause, mais toujours n’a-t-il pas pu trouver que nous fussions entrés dans un concert contre lui, vu que cela n’est point… » Ainsi, pas de concert, pas de noirs complots ; mais enfin le gouvernement saxon, — et il en avait bien le droit à ses risques et périls, — n’avait pas plaidé la cause du roi de Prusse. Il y a des pays, on le verra par la suite de cette histoire, il y a des pays malheureux à qui la géographie et la politique, en des circonstances données, rendent la neutralité impossible. Or la neutralité de la Saxe entre l’Autriche et la Prusse n’était-elle pas une neutralité équivoque ?