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les montagnes qui dominent la droite du fleuve. Point de chemins, à peine quelques sentiers connus des pâtres et des pêcheurs. Dans ces défilés que défonce la pluie, comment faire monter les chevaux et les canons ? Bien que la ténacité saxonne ne faiblisse pas une minute, il est clair que le temps fera défaut aux opérations projetées. On devait rejoindre les Autrichiens dans la matinée du 13 à quelques lieues des bords de l’Elbe, après avoir forcé de ce côté les circonvallations prussiennes ; on n’y sera pas avant le soir ou le lendemain. Le roi, dès cinq heures du matin, informé que les troupes, sauf l’arrière-garde, ont traversé le fleuve, s’est rendu à la forteresse de Kœnigstein. Il apprend, en y arrivant, quels obstacles entravent la marche de la cavalerie et de l’artillerie ; le comte de Brühl écrit au maréchal de Broune pour excuser les Saxons : « On n’a pas encore pu attaquer les Prussiens, on se prépare, on se rassemble, on est en marche ; c’est un retard qu’on n’a pu éviter, mais qui sera réparé le soir au plus tard… » Hélas ! avant qu’il ait achevé sa lettre, les Prussiens arrivent bride abattue. Ils ont franchi les hauteurs de Pirna et traversé le camp abandonné. L’armée saxonne est décimée par derrière avant d’avoir pu seulement rétablir ses lignes pour attaquer l’ennemi qu’elle a en face. La voilà prise entre deux feux, et dans quelle situation ! L’artillerie embourbée, les munitions perdues, les chevaux crevant de faim et de fatigue, les hommes n’ayant pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures[1].

Après tant d’épreuves héroïquement supportées, qu’on se représente ces braves gens sur les hauteurs d’Ebenheit ; l’heure du tragique dénoûment a sonné, il ne leur reste plus qu’à se rendre ou à mourir. Le maréchal Rutowski rassemble un conseil de guerre ; tous les généraux décident que la lutte est devenue impossible et qu’il y a lieu de sauver l’armée en capitulant. Le roi, à qui cette décision est soumise, en pousse un cri de désespoir. « Se rendre ! une armée tout entière ! se rendre sans brûler une cartouche ! se rendre, quand il n’y a plus qu’un dernier effort à faire, quand les Autrichiens arrivent, quand M. de Broune est là ! Mes généraux ont-ils bien songé à ce que sera l’arrogance de l’ennemi après que la

  1. On voit combien Voltaire était mal informé de ces circonstances, quand il écrivait le 1er novembre au maréchal de Richelieu : « Il est certain que l’impératrice hasardait tout pour délivrer le roi de Pologne. M. de Broune avait fait passer douze mille hommes par des chemins qui n’ont jamais été pratiqués que par des chèvres ; il avait envoyé son fils au roi de Pologne. Ce prince n’avait qu’à jeter un pont sur l’Elbe et venir à lui. Il promit pour le 9, puis pour le 10, le 12, le 13, et enfin il a fait son malheureux traité des fourches caudines. Les Anglais et les guinées ont persuadé, dit-on, ses ministres. «